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Contrôler la rémunération des dirigeants

En rendant les comités de rémunération responsables devant les actionnaires

Par quel bout prendre cet épineux problème de la rémunération des patrons qui fait la une en ce moment et donne lieu à toutes les démagogies dignes de la nuit du 4 août 1789 ?
L'affaire est fort compliquée et concerne toute une série d'avantages qui n'obéissent pas aux mêmes règles, ne concernent pas nécessairement les mêmes personnes et ne répondent pas aux mêmes considérations « morales » ou juridiques : bonus, stock-options, parachutes et retraites dorés.

« Ivres de sacrifices, les députés se congratulaient en pleurant…En fait, le roi, malgré le Te Deum chanté à Versailles, accueillit avec beaucoup de réserve ces projets jetant à bas le vieil édifice féodal et risquant de bouleverser l'économie du royaume. Quant aux députés, ils comprirent, les jours suivants, qu'il était fort difficile de faire passer dans des textes de loi des décisions prises dans l'enthousiasme. »

Camille Desmoulins,
Journal, relatant les événements de la nuit du 4 août 1789

Trois principes ont jusqu'à présent été évoqués pour mettre de l'ordre dans la question : faire appel à la loi, à la morale, ou encore à la nécessité de faire tout pour assurer la paix sociale. On vient de voir où mène l'appel à la loi : le décret concerne les dirigeants (deux personnes la plupart du temps) d'une demi-douzaine d'entreprises environ (celles qui reçoivent directement une aide de l'Etat) pour une période limitée à une année, ne s'applique pas aux contrats en cours, et ne fait que réglementer sans les interdire les bonus et indemnités de départ. Le décret concerne aussi les entreprises publiques en réglementant les bonus et indemnités de départ qui doivent être inférieurs à deux années (le code du MEDEF/AFEP les limite pareillement à deux années). On entend déjà de multiples voix pour clamer qu'il faut aller beaucoup plus loin et par exemple plafonner toutes les rémunérations de tous les patrons de toutes les entreprises. En fait, sauf à bouleverser les bases de l'économie qui reposent sur la liberté des entreprises, la loi ne peut guère aller plus loin.

proposition de l'iFRAP

Devant l'incapacité de la loi et des codes de gouvernance, et devant les incertitudes des considérations morales, il faut ouvrir au grand jour les comités de rémunération des sociétés et les rendre directement responsables devant les actionnaires.

Le MEDEF et l'AFEP, qui n'entendent pas reprendre la patate chaude entre leurs mains, refusent de modifier le code de gouvernance qu'ils ont rédigé en octobre 2008. Pour ces organismes, il suffit que leur code mette en exergue l'obligation de rester en ligne avec « l'intérêt de l'entreprise ». Mais qui est censé apprécier l'intérêt de l'entreprise, cette notion si susceptible d'interprétations fluctuantes et divergentes, si ce n'est la direction en place à un moment donné ? En réalité, ce que la loi ne fait pas et qu'elle ne peut pas faire, un code de gouvernance ne le fera pas davantage parce qu'il est tout aussi incapable de tenir compte des situations particulières.

Quant à la morale, que le président Sarkozy a appelée à sa rescousse dans son dernier discours de Saint-Quentin, le philosophe Compte-Sponville soutient à juste titre que la mission du capitalisme est de créer des richesses et que la morale ne relève que de l'appréciation individuelle. Plus concrètement, que commanderait la morale dans le cas de Natixis ou de Chevreux ? 91 millions d'euros, c'est une somme, mais elle va être distribuée à quelque 3.000 employés de Natixis au titre de l'exécution de leur contrat de travail, et elle serait en forte baisse par rapport à l‘année dernière.

Qu'est-ce que les comités de rémunération ?

Ce sont des comités dont les membres sont désignés par les conseils d'administration des sociétés, avec pour mission de donner leur avis sur les rémunérations des dirigeants. Mais ils ne répondent qu'aux conseils d'administration qui les a nommés.

Leur fonctionnement est opaque à l'égard des actionnaires. La composition des comités de rémunération reflète la même consanguinité que celle que l'on observe dans toutes les instances dirigeantes des grandes sociétés françaises. Un rapport de Daniel Bouton avait, il y a quelques années, insisté sur la nécessaire indépendance des membres de ces comités.
Mais on voit que le comité de la société A est composé d'administrateurs de la société B, dont le comité est présidé par un administrateur de la société C, dont le comité est à son tour composé d'administrateurs de la société A, il devient évident que l'indépendance reste un vœu pieux et que l'on ne sort pas d'un cénacle très restreint de personnes ayant les mêmes intérêts réciproques.

Car le gouvernement s'est piégé lui-même en parlant de « bonus » que beaucoup ont compris comme une cerise sur le gâteau alors qu'il ne s'agit que de la partie variable de la rémunération contractuelle, en quelque sorte du pain quotidien des salariés concernés. S'il fallait supprimer ce bonus, ce serait une partie très substantielle du salaire qui disparaîtrait : au nom de quelle « morale » faudrait-il que le fait de procéder à des licenciements dans une entreprise, justifie un tel non-respect des contrats de travail des salariés qui restent et n'ont nullement démérité ? Même chose pour les huit cents employés de Chevreux. D'ailleurs Madame Lagarde a affirmé clairement qu'il était impossible de légiférer sur les rémunérations d'autres personnes que les seuls dirigeants.

Gilles Michel, ancien directeur général de Citroën parti présider aux destinées du nouveau Fonds Stratégique d'Investissement, semble s'adresser avec plus de pertinence au problème en faisant appel, par-delà une loi impuissante et une morale d'une portée incertaine, à la nécessité pragmatique de maintenir la paix dans l'entreprise, et, bien entendu, dans la société dans son ensemble.

Et sur ce critère, on ne peut que s'étonner de l'attitude des grands patrons, que les plus sévères appellent autisme, mais que l'on peut se contenter de qualifier d'incompréhension. Les Français qui défilent dans la rue ne s'embarrassent pas de subtilités juridiques et découvrent avec stupéfaction des chiffres qu'ils ne soupçonnaient pas. A juste titre ou non, l'affaire sent la poudre. Comment se fait-il que des dirigeants nourris de service public, émanant des plus grandes écoles de la République, souvent fonctionnaires et clamant haut et fort leur dévouement et leur attachement aux valeurs de cette dernière et à l'intérêt général en soient arrivés à cette incapacité de comprendre ? Par exemple, lorsqu'ils se font consentir des stock-options dans des conditions qui ne peuvent raisonnablement que se terminer par un gain considérable provenant d'un effet d'aubaine, effet lui-même rendu possible par les fonds apportés par l'Etat ?

La révolution doit s'effectuer dans les mentalités, et les patrons en question doivent refaire en sens inverse le chemin parcouru depuis le temps, pas ancien du tout, où leur rémunération restait dans des limites admises par tous, avant de bondir sous l'empire d'une mise au même niveau que Wall Street.

Il reste finalement, pour ceux qui doutent d'une telle évolution des mentalités, à recourir quand même à la loi, mais sur un aspect particulier, pour permettre que la détermination des rémunérations se fasse en dehors du petit cénacle consanguin des deux cents dirigeants des grandes entreprises qui se renvoient réciproquement la balle – ou l'ascenseur – dans les instances de direction de ces entreprises : c'est d'ouvrir radicalement les comités de rémunération à des représentants que les actionnaires éliraient directement et devant lesquels ils seraient responsables, en rendant en conséquence ces comités indépendants des conseils d'administration. Cela pourrait remédier à l'impuissance relative d'institutions comme l'ADAM, qui constatent la difficulté qu'elles rencontrent à intéresser les actionnaires à ce sujet. Le MEDEF et l'AFEP sont sous pression du gouvernement pour faire des propositions : ne serait-ce pas une idée qu'ils pourraient introduire dans leur code de gouvernance ?