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Alstom, le gouvernement hors sujet

Dans cette nouvelle affaire Alstom, l’Etat veut montrer sa détermination. Les ministres ont pris la parole pour relayer l’engagement présidentiel de sauver le site de Belfort, en engageant les entreprises publiques à remplir le carnet de commandes d’Alstom-Belfort. Le gouvernement persiste à croire que la commande publique va pouvoir sauver cette entreprise alors même que la concurrence est de plus en plus vive et que les marchés en croissance sont surtout à l’étranger où il faut batailler avec de nouveaux acteurs, notamment chinois. Il faut revoir complètement une stratégie qui a échoué et tout faire pour faire naître une coopération au niveau européen capable de rivaliser efficacement.

Belfort, une simple péripétie au niveau de la politique politicienne

Le 7 septembre la direction d’Alstom a annoncé la suppression de 400 emplois sur 450 sur son site de Belfort, spécialisé dans la construction de locomotives (fret, TGV, autres). Une décision de la direction qui acte la baisse des commandes de cet acteur de la construction ferroviaire. Une annonce qui a suscité de nombreuses réactions politiques.

Les observateurs ont directement fait le lien avec l’appel d’offres perdu face à un constructeur allemand, Vossloh, pour la production de 44 locomotives pour le compte de la société Akiem, filiale commune de la SNCF et de la DB. Même si l’entreprise Alstom a annoncé prévoir un reclassement des salariés concernés par l’arrêt des activités sur les 11 autres sites du groupe, c’est l’avenir du site historique de l’entreprise qui est en cause. Mais à Belfort, avec 500 salariés, la branche transport d'Alstom était déjà très minoritaire par rapport aux 2.000 salariés de la branche énergie vendue depuis à GE. D’où les interrogations sur la responsabilité de l’Etat dans cette affaire et ses capacités de stratège industriel dans la perspective de la présidentielle.

Dès le lundi suivant, le ministre de l’économie et des finances, le ministre des transports, le ministre de l’industrie et le commissaire aux participations de l’Etat participaient à une réunion de crise à l’Elysée. A la suite de quoi, une déclaration très déterminée a été faite expliquant que le président de la République souhaitait le maintien des activités ferroviaires sur le site de Belfort. Et le ministre de l’Economie d’ajouter : "Nous allons travailler avec les élus, les organisations syndicales, la direction d'Alstom et l'ensemble de ceux qui, en capacité de passer un certain nombre de commandes en France, peuvent permettre d'assurer le plan de charge qui permettra de sauver les activités ferroviaires d'Alstom à Belfort". On appréciera l’ordre dans lequel l’Etat prétend consulter les parties intéressées : d’abord les élus, puis les syndicats, la direction de l’entreprise et le client-la SNCF qui fera ce qu’on lui demande, n’est-ce pas, viennent en dernier… Façon de dire que ce sont les politiques politicienne et sociale qui gouvernent, pas l’intérêt de l’entreprise qui n’a que bien peu son mot à dire. Même s’il est absurde de déshabiller le site de Reichshoffen, déjà en chômage technique, pour habiller un Belfort qui va manquer cruellement de commandes. Le gouvernement  veut éviter d’encadrer le quinquennat entre Florange et Belfort. Mais Belfort n’est que l’épiphénomène d’une stratégie vraiment désastreuse depuis l’abandon de l’électrique et les renoncements du ferroviaire qui laissent une SNCF exsangue, laquelle n’a aucune raison de passer des commandes inutiles. Le problème est bien plus général.

Un mélange des genres indémêlable dans le rôle de l’Etat

Le ministre des transports s’est dit prêt à revoir, voire à accélérer un certain nombre de commandes de la SNCF et de la RATP pour maintenir le plan de charges d’Alstom. A ceux qui lui opposent que les commandes en question concernent du matériel qui n’est pas produit à Belfort, le ministre a répondu que si l’Etat faisait un effort, la direction pouvait revoir les modalités de production afin de faire vivre le site de Belfort. Affirmation qui peut surprendre étant donné la spécialisation de ce type de production industrielle.

Par ailleurs, dans le cas d’appels d’offres, les entreprises françaises n’ont théoriquement pas le droit de privilégier un constructeur parce qu’il est français mais doivent choisir la meilleure offre pour leurs intérêts. Néanmoins, on voit bien qu’Alstom a toujours bénéficié d’un traitement privilégié en France comme le montre le chantier du TGV du futur : dans le cadre des plans de la Nouvelle France industrielle d’A. Montebourg, Alstom, associé à l’ADEME, avait reçu une subvention d’environ 100 millions d’euros pour répondre à un appel d’offres de la SNCF pour une nouvelle génération de TGV, marché auquel les constructeurs Siemens et Bombardier avaient renoncé.

Mais on n’a pas entendu les responsables des entreprises publiques en question, particulièrement Guillaume Pépy, président de SNCF mobilités, alors même que le groupe SNCF a passé en début d’année 12 milliards d’euros de dépréciation d’actifs en raison de sombres perspectives du marché ferroviaire et que le secteur doit faire face à un endettement massif de 45 milliards d’euros. Déjà en 2014, la Cour des comptes avait relevé que le ministère des Transports avait soutenu la demande de modération des péages ferroviaire en échange d’un engagement de commande de nouvelles rames auprès d’Alstom, au-delà des besoins de la SNCF.

Bien sûr l’Etat était parfaitement au courant de la situation et ne peut pas feindre la surprise de l’annonce de fermeture en 2018. Par exemple, en 2015, un débat avait été organisé au Sénat au cours duquel le président de la Fédération de l’Industrie Ferroviaire, M. Nègre, avait solennellement averti le gouvernement de la grande probabilité de fermeture de sites – à l’époque il avait évoqué celle de Reichshoffen. Le ministre Alain Vidalies qui avait conclu le débat, s’était contenté de bonnes paroles. Mais son action était paralysée par la stratégie générale de l’Etat concernant le ferroviaire, le fret, l’abandon de l’écotaxe…

Comme on le voit dans ce cas, le rôle  de l’Etat en l’occurrence,  c’est d’être tout à la fois un stratège de l’économie, un actionnaire (ici à 20% dans le cadre d’une convention douteuse de prêts de titres de Bouygues), un régulateur, un manager et un client (la SNCF). Et maintenant, un Etat qui n’est plus rien de tout cela, et seulement l’instrument d’un gouvernement aux abois en période électorale, prêt à tout pour sauver l’emploi sur la même place de 400 salariés, alors que c’est l’avenir de 12 sites d’Alstom, sans compter ceux de ses concurrents établis en France, dont Bombardier qui exploite le premier site français à Crespin, avec 2.000 salariés.

A court terme, l’Etat va sans doute éviter la fermeture de Belfort, mais ne règlera pas la question

Les intéressés se sont donné dix jours pour aboutir à une solution. Gageons qu’effectivement une solution immédiate sera trouvée pour parvenir au retrait de la décision de la direction d’Alstom, et permettra à l’Etat de crier une victoire éphémère qui calmera les esprits jusqu’au prochain drame. Ce sera quand même difficile, car peu de commandes pourront être passées de gré à gré en dehors d’une procédure d’appels d’offres, procédure dont Alstom est loin d’être certaine de sortir mieux disant. Nous verrons bien. Comme on l’a dit, rien ne sera cependant réglé. Alors, que préconiser ?

Quelles sont alors les pistes pour sauver Alstom ?

Comment sortir de cet imbroglio résultat de tant d’années d’interventions contradictoires ou néfastes de l’Etat ?

La première chose, après les péripéties politiques actuelles, sera de déterminer une politique purement industrielle à long terme pour la filière ferroviaire. Dans toute l’Europe cette filière est en surcapacité. Bombardier (7,4 Mds € de chiffre d'affaires pour la branche ferroviaire), Siemens (7,5 Mds de CA), Alstom (6,8 Mds de CA) sont les acteurs clés, auxquels il faut ajouter l’espagnol CAF (1,3 Md de CA), concurrent ambitieux et dangereux. Or cette surcapacité n’a pas de raison de se résorber sur le continent européen. A vrai dire tous ces acteurs du ferroviaire sont en difficulté en raison de cette surcapacité, et Alstom, affaiblie notamment par sa scission d’avec la filière électrique, n’est pas la mieux placée. Il faut raisonner au  niveau européen et mondial pour un marché qui ne peut être que mondial.

Nous oublierons vite évidemment la solution d’une nationalisation pour éviter le « pillage » des ressources d’Alstom comme l’évoque l’extrême gauche française. Ce réflexe de repli est exactement le contraire de celui qu’il faut avoir.

On rappellera que la responsabilité de l’Etat dans cette affaire est d’avoir tout fait pour refuser une consolidation et un rapprochement avec d’autres opérateurs européens, comme en 2014 avec Siemens. Ici c’est l’Etat qui s’est rangé à tort à l’avis des dirigeants d’Alcatel Alstom de l’époque, malgré l’avertissement des experts soulignant l’affaiblissement du pôle ferroviaire qui allait en résulter. Or à l’époque Siemens n’était nullement opposé à un tel rapprochement.

Il faut se persuader que seule une alliance des champions européens pesant suffisamment lourd au plan mondial pourra résister aux assauts des géants de l’Extrême Orient sur le marché mondial (le chinois CRRC issu d'une méga fusion des deux principaux constrcuteurs locaux, pèse pour 17 Mds € de chiffre d'affaires), marché seul en mesure de permettre des débouchés suffisants à ces champions européens. Le combat se passe ici au niveau des continents, pas des pays européens et encore moins à l’intérieur de chaque pays.

Pour cela, il faut réunir trois conditions

La première, c’est que l’on cesse en France de raisonner à court terme, de mélanger toutes les interventions, tous les rôles et tous les objectifs, et de faire notamment des entreprises françaises les instruments d’une mission de service public de l’emploi sans considération des nécessités propres au succès de ces entreprises. Que l’on cesse aussi d’évoquer le « made in France » à tort et à travers. Ceci ne peut se faire sans la clarté d’une politique menée par le chef de l’Etat, et expliquée avec toute la pédagogie indispensable.

La seconde, c’est qu’il faut convaincre l’Europe et particulièrement la Commission que le temps des alliances intra européennes est arrivé, sans devoir subir le blocage d’une politique antitrust condamnant les positions dominantes, politique qui n’est plus de mise lorsqu’il s’agit du marché mondial. C’est un aggiornamento peut-être compliqué pour la Commission, mais indispensable.

Enfin les acteurs européens devront se préoccuper des risques de transfert trop important de technologie lorsqu’ils seront amenés à conclure des marchés en dehors de leurs bases, comme on  peut le voir à l’occasion du marché qu’Alsom vient de remporter aux Etats-Unis. Mais raison de plus pour s’unir, tant la puissance de négociation dépend du poids des contractants.