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Air France doit se relever seule

et sans « attrition » de ses activités

Air France, c’est le lourd poids du passé, confronté au choc du futur. Une tragédie parvenue à son dernier acte, dont le sujet est une cogestion dont la fin vient d’être sifflée, dont les acteurs, direction et pilotes, se heurtent en huis clos sous les yeux effarés des autres salariés et du monde, dont les tristes événements de lundi dernier ne sont qu’une péripétie, mais dont on espère quand même un dénouement autre que la mort des uns et des autres. Les responsabilités sont partout, pilotes, État, direction, mais il faut maintenant tourner la page. Entreprise privée, Air France KLM doit se relever seule, en faisant taire le reflexe du recours à l’État, et dans le cadre d’une sortie par le haut, pas par l’exécution d’un plan B d’« attrition » qui ne ferait que signifier le commencement de la fin.

Le poids très lourd du passé

Une cogestion minée par des rapports sociaux exécrables

Depuis l’origine, Air France, née en 1933 de la fusion forcée entre les diverses compagnies aériennes de l’époque, a été dirigée dans le cadre d’un accompagnement permanent de la part du SNPL, le syndicat dominant des pilotes. Mais sans pour autant que cette sorte de cogestion se passe dans une atmosphère de coopération paisible et fructueuse, dans le respect des intérêts bien compris de l’entreprise. Les dernières décennies du siècle précédent ont été marquées par nombre de mouvements sociaux et de batailles judiciaires homériques entre direction et pilotes, où ces derniers tentaient, souvent avec succès, d’obtenir toujours davantage de privilèges. Récemment, le plan Transform 2015, destiné à relever la compagnie en pertes depuis plusieurs années, a été bien respecté par l’ensemble des salariés, sauf par les pilotes, avec le résultat inédit que la direction a récemment assigné en justice la SNPL pour non respect de ses engagements (le procès est en cours actuellement devant le tribunal de Bobigny). La suite de ce plan, appelé Perform 2020, censé sonner la « reconquête », a été, avec le désir de la direction de développer la filiale low cost Transavia, l’occasion d’une grève de 14 jours des pilotes, qui aura coûté plus de 425 millions à la compagnie[1] – et 700 millions de capitalisation boursière. Air France a dû capituler en abandonnant le projet Transavia Europe, mais en refusant le contrat unique réclamé par les pilotes pour Transavia France, contrat totalement incompatible avec les conditions d’exploitation d’une compagnie low cost[2].

Et nous voilà maintenant avec le nouvel échec de la tentative d’améliorer la compétitivité d’Air France par un accroissement de 17% de la productivité des pilotes. Le refus de ces derniers provoque donc la mise en œuvre du « plan B » de la direction, consistant à réduire les lignes desservies et les investissements en avions de la compagnie, avec pour conséquence 2.900 suppressions de postes, dont éventuellement des licenciements « secs »… On sait dans quelles conditions a été interrompue la réunion du comité d’entreprise de lundi dernier. La gestion de la crise par le SNPL est critiquée de toutes parts, y compris par les pilotes eux-mêmes. Actuellement le syndicat, qui a pratiqué la politique de la chaise vide à l’occasion des six réunions de négociation prévues, tente, mais avec bien peu de crédibilité, de faire porter le chapeau à la direction en affirmant que cette dernière n’avait pas de véritable intention de négocier et ne cherchait qu’à justifier sa décision d’appliquer en tout état de cause son plan B. Le syndicat tente aussi de renouer le contact pour négocier, mais en y mettant la condition préalable de la présence de l’État qui devrait contribuer au sauvetage de la compagnie par ses propres efforts. Ce que, à juste titre, l’État a refusé.

Une action de l’État marquée par l’absence de continuité et de cohérence, et un manque de vision de la part de la direction

Seul actionnaire d’Air France jusqu’en 2002, l’État stratège impose ses directives changeantes au gré des majorités au pouvoir. Bernard Attali, président de la compagnie de 1988 à 2003, doit démissionner après avoir conduit Air France à la quasi faillite. Son successeur, Christian Blanc, redresse la compagnie avec l’aide d’une recapitalisation de 20 milliards de francs sous le ministère d’Edouard Balladur, mais démissionne en 1997 lorsque Lionel Jospin devient à son tour Premier ministre (et nomme le communiste Jean-Claude Gayssot ministre des Transports) et refuse la privatisation que Christian Blanc voulait engager. Retournement complet en 2002, avec l’introduction en Bourse d’Air France, et en 2004 la compagnie est totalement privatisée, l’État conservant 16% du capital. Jean Cyril Spinetta succède à Christian Blanc de 1997 à 2009. Il mène à bien l’acquisition de KLM, mais à partir de 2009 la compagnie commence à souffrir de la concurrence du low cost qui n’a pas été anticipée, et accumule des pertes considérables (entre 800 et 1.500 millions d’euros chaque année) qui se poursuivent jusqu’à maintenant, bien qu’à un moindre degré.

Quant à l’État financier, les pilotes n’ont cette fois pas tort de montrer du doigt comment il contredit les intérêts de l’État actionnaire. Selon la Fération nationale de l’aviation marchande, le transport aérien serait onze fois plus taxé en France qu’aux Pays-Bas et en Allemagne, et c’est évidemment Air France qui est le principal payeur. Il y a la taxe de solidarité[3], qui coûterait 70 millions à Air France chaque année. Il y a le conflit d’intérêt entre l’État propriétaire de 50,6% du capital d’ADP (Aéroport de Paris), dont les redevances particulièrement élevées permettent de verser bon an mal an à l’État 60 millions de dividendes.

Fin 2014, le député socialiste, et président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, Bruno Le Roux, a remis un rapport au Premier ministre suggérant un ensemble de propositions pour modérer ces taxes. Rapport resté lettre morte, si ce n’est qu’il a conduit le député à s’en prendre vertement à l’Agence des participations de l’État, qui refuse de modérer la redevance due à ADP[4] et de « sacrifier » cette dernière. La seule chose qui ait été obtenue est un gel provisoire de la redevance en 2016.

Enfin, il ne faut bien entendu pas oublier le problème récurrent du coût du travail,  surtout dans une entreprise comme Air France où les coûts de personnel sont importants. C’est ainsi que dans la comparaison entre le coût des pilotes d’Air France et de ceux de KLM, qui s’élèverait à 25%, 10% seraient dus aux seules cotisations patronales françaises.

La nécessité de répondre au choc imposé par la concurrence

L’ensemble des commentateurs s’accorde pour sonner l’alarme et reconnaître que, comme nombre de compagnies aériennes dans le monde et en Europe, Air France peut mourir, ou, comme Alitalia, passer dans les mains des États du Golfe. Si, après les déconfitures de Panam et TWA, les compagnies américaines ont pu renaître de leurs cendres, portées par un trafic continental considérable, il n’en est évidemment pas de même de notre compagnie hexagonale qui a besoin d’un développement mondial. Actuellement, la capitalisation boursière d’Air France KLM (1,8 milliard) ne représente plus qu’environ le tiers de celle de Lufthansa et le sixième de la prospère AIG, issue de la fusion entre British Airways, Iberia et Vueling, sa filiale low cost qui a des années d’avance sur le français Transavia. De nouveaux événements comme les grèves de l’an dernier peuvent faire chuter l’action à des niveaux permettant à n’importe quel prédateur de prendre le contrôle de la compagnie.

Il ne faut pas que la seule solution aux problèmes actuels soit celle de l’ « attrition » prévue par le plan B

Parce que ce plan B est celui du désespoir, décourageant pour tous les salariés d’Air France qui ont déjà consenti d’importants sacrifices et subi des plans sociaux, dramatique pour la cohésion sociale et pour le succès des ailes nationales.

Parce que le déclin acté par l’abandon de lignes et des « slots » correspondants au départ de la France, qui seront immédiatement récupérés par la concurrence, risque d’être le commencement de la fin pour Air France.

Parce que rien ne sera résolu pour les lignes conservées par la compagnie, que l’on aura seulement réduit les pertes mais pas stoppé l’hémmoragie, et qu’il faudra quand même prendre les mesures pour regagner de la compétitivité.

Parce qu’enfin il faudra gérer un nouveau plan social comprenant des licenciements secs, et qu’il n’est même pas évident, compte tenu de la jurisprudence actuelle, surtout quand elle s’applique aux grands groupes, que les tribunaux reconnaissent à ces licenciements une « cause réelle et sérieuse », avec le risque pour la compagnie d’entrer dans une période judiciaire longue et incertaine et de devoir payer de lourdes indemnités de rupture abusive. Et quand bien même ce ne serait pas le cas, Air France devra remplir ses – tout aussi lourdes -  obligations de reclassement, et respecter l’ordre légal et rigide des licenciements[5].

Il faut aussi faire taire le réflexe du recours à l’État

Certes, le secrétaire d’État aux transports Alain Vidalies et le Premier ministre ont pris soin d’écarter d’emblée l’hypothèse d’une recapitalisation publique, ainsi apparemment qu’une intervention de l’État dans le conflit social. Manuel Valls a précisé que la direction avait tout le « soutien » de l’État, son actionnaire de référence. On se demande quand même jusqu’où va ce soutien, lorsqu’on voit le même Manuel Valls se précipiter chez Air France dès son retour du Japon, puis réclamer la punition des responsables des événements de lundi, et enfin nommer comme remplaçant de l’actuel DRH son propre conseiller social à Matignon (même si cette nomination était prévue d’assez longue date)… Et évidemment c’est l’État qui désigne le président de la compagnie, toujours parmi ses grands commis. Encore la classique ambiguïté du rôle de l’État, dont il faudrait vraiment sortir.

En revanche, l’État devrait faire plus qu’il ne fait pour alléger les contraintes fiscales, - et sociales ? – mises en lumière par le rapport Le Roux que nous avons évoqué plus haut, et résoudre en faveur de la compagnie les conflits d’intérêts dans lesquels il est pris. Mais quelle est sa marge de manœuvre dans le contexte budgétaire actuel ?

Il faut approuver l’État de prendre une position claire en refusant d’intervenir dans ce conflit, et en tentant de couper le cordon ombilical qui a toujours relié les entreprises nationales et les pouvoirs publics. La chute de la participation de l’État dans le capital d’Air France KLM lui permet une attitude qui lui est interdite dans le cas d’entreprises comme EDF ou la SNCF. Il est certain que ce comportement de Ponce Pilate, ainsi que le terme de « voyous » employé par le Premier ministre pour qualifier les syndicalistes responsables des échauffourées de lundi, ne sont pas du goût de tous dans les cercles du pouvoir et du parti socialiste. Souhaitons que le Premier ministre tienne bon… tout en souhaitant aussi que dans les entreprises où l’État peut et doit agir, il se comporte comme il conseille à la direction d’Air France de le faire.

La chemise et les emplois.

L’ Humanité commente les violences de lundi en relevant qu’il n’y a guère de comparaison possible entre la valeur d’un bout de tissu arraché au dos du DRH d’Air France et la suppression de 2.900 postes avec les drames humains qui en résultent. Façon d’excuser lesdites violences. L’Humanité a parfaitement raison dans les termes de sa comparaison. Sauf que, même à ne voir dans le DRH qu’un suppôt du diable patronal méritant d’être mêlé dans l’opprobre, le quotidien nous montre une fois de plus son incapacité à considérer qu’Air France ne fait que se débattre comme il peut, et doit le faire, dans un monde fait de luttes qu’il n’est pas en son pouvoir de récuser et qui exigent au contraire son adaptation. Les violences que certains manifestants et syndicalistes ont choisi de leur plein gré d’exercer n’ont aucun sens dans un tel contexte où leur employeur se bat au contraire pour éviter la disparition totale de l’entreprise. Le logiciel de l’Humanité  est toujours buggé au même endroit, à savoir que les prolétaires de tous les pays ne sont pas d’accord pour se battre contre les patrons de tous les pays, mais plutôt que les prolétaires de chaque pays sont en règle très générale disposés à s’unir avec leur entreprise pour concurrencer les entreprises des autres pays – sauf en France ?


[1] Qui termine de ce fait l’exercice en perte de 129 millions.

[2] Occasion pour la direction de sonner la « fin de la cogestion ».

[3] Dite taxe Chirac, instaurée en 2006 pour financer la lutte contre les épidémies dans les pays pauvres et perçue sur les vols au départ de la France.

[4] «Je trouve que les arguments avancés par l'APE sont tellement grossiers. Je n'ai jamais eu l'explication sur quelles seraient les conséquences sur une entreprise comme ADP d'un problème industriel pour Air France. J'ai l'impression que cela ne fait pas partie des scénarios envisagés. La perte en valeur serait tout sauf anodine pour ADP», s’exprime Bruno Le Roux.

[5] Qui ne manquera pas d’aboutir aux départs des plus jeunes salariés et fera obstacle au renouvellement souhaitable du personnel