Actualité

Témoignages : l'ENA forme-t-elle à la bonne gestion publique ?

L’école nationale d’administration (ENA) fête ses 70 ans cette année et continue de former, tous les ans, des futurs dirigeants d’entreprises publiques et privées, des ministres, des préfets, voire des présidents de la République. Mais peut-être plus important, en sortent nos futurs administrateurs civils des ministères (47 postes ouverts en 2015 dont 16 à Bercy), les inspecteurs des finances (4 postes), les inspecteurs de l’administration (4 postes), les inspecteurs des affaires sociales (3 postes), les auditeurs du Conseil de l’État et de la Cour des comptes (8 postes au total) et de manière générale, ceux qui vont faire tourner notre administration dans les décennies à venir. En début d’année, le gouvernement annonçait une modification des programmes pour l’année prochaine afin de faire des hauts fonctionnaires de véritables managers. A cette occasion, la Fondation iFRAP a voulu se renseigner sur le contenu de la formation délivrée par l’ENA : nos élites sont-elles formées à la conduite du changement et à la bonne gestion publique ? 

Début 2015, Thierry Mandon, Marylise Lebranchu et François Hollande ont chacun évoqué une modernisation de la formation délivrée à l’ENA. En février, les ministres parlaient tous les deux de former les futurs fonctionnaires avec plus d’expérience de terrain et moins de théorie. Seront donc mis de côté la culture générale qui occupe encore une place trop importante pour, à la place, encourager les stages dans des petites et moyennes entreprises (au lieu du stage habituel dans un grande entreprise dirigée par un énarque) et pour instaurer un stage « guichet » de 15 jours où les étudiants se retrouveront face aux usagers/citoyens (au lieu d’un stage habituel dans l’administration préfectorale). Le mois suivant, François Hollande déclarait aussi vouloir que, pendant 6 mois, les élèves de l’ENA prennent en charge l’administration du service civique[1]. Pour l’instant, ces affaires restent à suivre mais, force est de constater que les esprits bougent (un peu) sur le rôle de l’école et son contenu pédagogique.

Il faut comprendre qu’en 1945, l’ENA répondait à une demande urgente pour un État encore trop fragilisé de trouver des hauts fonctionnaires, sélectionnés sur concours puis formés sur mesure pour travailler à leur sortie dans l’administration à des postes plus ou moins élevés, en fonction de leur classement final. Depuis, l’urgence est passée et dès 1972, le PS mettait la suppression de l’ENA dans son programme électoral. D’autres luttent aussi contre l’institution, soit pour sa réforme, soit pour sa suppression, notamment l'ancien député Jean Michel Fourgous, sans que cela soit suivi d’effet. Et si aujourd’hui, le gouvernement évoque une modernisation des programmes, le changement des modalités de recrutement et de classement reste un sujet tabou, tout autant que la suppression de l’école. Pourtant, la formation à l’ENA d’un fonctionnaire coûte 11 fois plus cher au contribuable que celle d’un étudiant d’Assas (Paris-2) : en 2014 le coût total d’une promotion était de 15 millions d’euros et en 2015, chaque élève-fonctionnaire coûtera 83.500 euros. Mais pour quel retour sur investissement pour le contribuable qui assure le financement de la formation de cette élite dont 20% finit par rejoindre le privé ? Sommes-nous assurés d’en retirer de bons gestionnaires de la dépense et des affaires publiques ? Une question essentielle alors que 48% des membres de cabinets de ministères sont des énarques, 36% des membres du cabinet de Matignon (des ratios  inchangés de la présidence de Nicolas Sarkozy à celle de François Hollande) et 39% des membres de cabinet de l’Élysée sous François Hollande (données 2015, voir infographie complète sur le site du Figaro).

Faut-il avoir recours à des spécialistes ?

  • Y a-t-il au sein du programme de formation de l’ENA des cours sur la question de la bonne maîtrise de la dépense publique et sur le transformation/adaptation des politiques publiques ?

Comme élément de réponse, voici  un résumé des témoignages recueillis auprès des élèves, anciens élèves et professeurs de l’ENA qui nous ont répondu. Globalement, selon les élèves, la réponse pencherait pour un timide "oui", les questions de dépense publique et de conduite des réformes font bien partie du programme… mais ces sujets sont abordés de façon assez éclatée au cours de la scolarité. En effet, aucun module spécifique n’adresse la question de la maîtrise des finances publiques et l’adaptation des missions et des capacités aux évolutions et aux besoins.

Ainsi dans le programme de cours de cette année, on compte un cours focalisé sur les finances publiques, un peu complété par des conférences « de méthodes » (c'est-à-dire qui préparent aux épreuves de classement). Ainsi dans le module « Gestion et Management publics », les élèves suivent des cas pratiques réels qui correspondent justement à des projets de transformation/adaptation d’un service/opérateur de l’État avec un intervenant extérieur. Une épreuve sur ce thème aura d’ailleurs lieu à l’automne prochain avec une mise en situation où les élèves devront analyser un cas pratique de conduite du changement en proposant des solutions opérationnelles.

Dans les conférences magistrales (c'est-à-dire sans lien direct évident avec les épreuves de classement mais plus avec le thème du module), tout au long de la scolarité, des intervenants extérieurs viennent éclairer les élèves sur des cas pratiques de modernisation des politiques publiques ou pour évoquer l’évolution sur les années d’une politique publique particulière (par exemple la politique en matière d’éducation nationale).

Néanmoins, à ce jour à notre connaissance, il n’y a pas de cours transversal sur la revue des politiques publiques, même si le sujet est peut être évoqué lors des « retours de stages » (retour sur expérience).

  • Que conclure de ces témoignages ?

Déjà que si ceux qui suivent et dispensent la formation de l’ENA nous répondent « oui, en partie », dans les faits, il n’y a rien de spécifique ni à la bonne gestion publique, ni à la conduite. Ce qui est surprenant dans le contexte actuel, mais qui est révélateur des difficultés que la France connait à se réformer. Cela reste surprenant parce que les bilans de la RGPP, puis de la MAP, mais également de cabinets de conseil travaillant sur la modernisation de l’action publique, ont tous indiqué que si l’on veut transformer durablement un pays et de l’intérieur, il faut profondément remanier la formation de ses élites. Dans notre cas, il s’agit de la formation de notre fonction publique (haute ou pas) et notamment celle de l’ENA qui a formé 3 présidents de la Vème République sur 7 : Valéry Giscard d'Estaing dans la promotion Europe (1951), Jacques Chirac dans la promotion Vauban (1959) et François Hollande dans la promotion Voltaire (1980), une majorité de nos ministres et administrateurs publics. Les élèves stagiaires de l'ENA, comme cela se pratique déjà dans les grandes écoles de commerce, doivent suivre a minima des cas pratiques concrets de bonne gestion publique. Par exemple en répondant à des problématiques qui vont de plus en plus se poser à l'avenir : "Comment organiser la fusion de deux communes", "Comment organiser la fusion de deux agences de l'Etat en une", "Assurer le suivi de la masse salariale d'une collectivité et ses évolutions sur les 10 prochaines années", "Mettre en place une politique de non remplacement des agents partant à la retraite", "Baisser de 10% les dépenses de fonctionnement d'une adminsitration", etc.

L’alternative à la modernisation par l’intérieur est la modernisation/transformation par des spécialistes ou des techniciens exterieurs aux adminsitrations publiques


[1] Ce programme public à pour but l’engagement volontaire de jeunes de 6 à 25 ans de s'engager pour six à douze mois dans des missions d'intérêt général auprès d'associations, de collectivités et établissements publics (écoles, hôpitaux...). Il donne droit à une indemnité mensuelle d'environ 500 euros.