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Repenser la fonction enseignante

Un acteur de premier plan de l'Education nationale livre ici sa vision d'une réforme de la fonction enseignante, à revoir intégralement.

Le ministre de l'Éducation nationale, Vincent PEILLON, a récemment ouvert avec les partenaires sociaux des « discussions » sur les métiers de l'enseignement. Il s'inscrit ainsi dans la continuité de ce qu'avaient entrepris Luc CHATEL avec son « pacte de carrière » et avant lui, Xavier DARCOS à la suite du rapport POCHARD. Gilles de ROBIEN avait quant à lui, abrogé en février 2007 les décrets statutaires de 1950 (rétablis par Nicolas SARKOZY en août 2007). Si les quatre derniers ministres de l'Éducation nationale ont, en moins de huit années, tenté d'aborder la question de la redéfinition de la fonction enseignante, c'est – au-delà de la différence des approches politiques qui les distinguent, voire les opposent – parce que cette question devient centrale dès lors que l'on cherche les moyens d'améliorer l'efficacité de l'école de notre pays.

Chacun sait que la France « décroche » dans les grandes comparaisons internationales des capacités et performances des élèves du primaire comme du collège (PIRLS, PISA). Non seulement notre système éducatif descend dans les classements, mais il présente en outre la singularité d'être l'un des plus inégalitaires des pays hautement développés. Pour une école régulièrement célébrée comme le ciment du pacte républicain, c'est à la fois paradoxal et préoccupant !

Or les études internationales (notamment le rapport de l'OCDE de 2005) montrent que l'un des facteurs explicatifs essentiels des performances d'un système éducatif est la qualité de ses enseignants et leur mobilisation au service des apprentissages.

Est-ce à dire que les enseignants français seraient moins « bons », et moins impliqués que ceux des pays qui ont de meilleures performances que nous ? C'est difficile à croire s'agissant de personnels recrutés à bac + 5, par concours, contrôlés par des corps d'inspection et qui sont pour l'immense majorité d'entre eux, habités par le désir de faire réussir leurs élèves et portés par des valeurs et une éthique solides. Serait-ce alors qu'ils ne seraient pas assez nombreux ou plutôt qu'ils auraient à encadrer plus d'élèves que leurs collègues européens ? Pas davantage, les « taux d'encadrement » ne cessent de s'améliorer de décennie en décennie.

Du reste la Cour des comptes dans son rapport « gérer les enseignants autrement » du 22 mai 2013 a très clairement indiqué qu'il ne fallait pas toujours plus d'enseignants, mais des enseignants mieux formés, mieux gérés, mieux employés, mieux évalués.

Mais alors, que faire ? Quelles pourraient être les mesures que le Gouvernement devrait prendre pour moderniser la fonction enseignante dans notre pays, afin d'améliorer la qualité de notre enseignement ?

Avant d'aborder cette question et de dessiner des pistes pour une réforme en profondeur de la condition enseignante, il faut se remettre en mémoire un certain nombre de données (source DEPP « État de l'école 2013 ») :

Type de personnelEffectifs
Premier degré public 323.449
Premier degré privé 43.590
Second degré public 381.902
Second degré privé 92.726
Total enseignants 841.667
Administration, encadrement, vie scolaire, santé, technique 110.221
dont aides éducateurs et assistants d'éducation 90.754
Total 1.042.642

Les personnels enseignants de l'enseignement scolaire public sont des fonctionnaires. Leur carrière se déroule dans le cadre de leur statut particulier. Il existe 6 types de statuts pour le corps enseignant : professeur des écoles, professeur certifié, professeur d'éducation physique et sportive, professeur de lycée professionnel, professeur agrégé, professeur de chaire supérieure. (Les conseillers principaux d'éducation, directeurs de centres d'information et d'orientation et conseillers d'orientation psychologues ont également des statuts particuliers, mais n'appartiennent pas au « corps enseignant » proprement dit).

Si le nombre de statuts peut paraître limité, leurs contenus, notamment en ce qui concerne les obligations réglementaires de service (O.R.S) sont aujourd'hui un facteur de blocage pour le système éducatif. Qu'on en juge :

Les ORS sont définies – par référence aux décrets originels du 25 mai 1950 - en « maximum de service hebdomadaire ». Soit, par exemple : 15 heures pour les agrégés, et 18 heures pour les certifiés. Un système léonin de décharges horaires (« première chaire », classes chargées, cabinet d'histoire géographie, etc.) modifie cependant les ORS (et coûte environ 20.000 équivalents temps pleins par an à la collectivité).

A cela s'ajoute le fait que certains corps sont monovalents – mais dans certaines disciplines seulement (maths et lettres, par exemple pour les certifiés et agrégés), tandis que d'autres sont bivalents, comme les professeurs d'histoire-géographie et les professeurs d'enseignement général des lycées professionnels, voire polyvalents comme les professeurs des écoles.

Ces corps sont bien entendu spécialisés pour certains niveaux d'enseignement : les professeurs des écoles ne peuvent pratiquement pas enseigner dans les collèges, les PLP n'enseignent pas dans les LEGT et les certifiés et agrégés n'enseignent pas dans les LP, ni à l'école primaire… Pour ajouter encore un peu de complexité, on rappellera enfin qu'il existe 150 spécialités d'enseignement dans l'enseignement scolaire français.

Plusieurs facteurs expliquent pourquoi cette situation statutaire est aujourd'hui considérée comme dommageable :

  • Les statuts et les ORS ne traduisent plus du tout la réalité des métiers de l'enseignement d'aujourd'hui ;
  • Les statuts et ORS actuels font obstacle au bon fonctionnement et à l'efficacité des écoles et établissements ;
  • Les statuts et ORS actuels font obstacle à une gestion modernisée des personnels enseignants.

Depuis 1950, le métier, les métiers de l'enseignement, ont totalement changé : Ce n'est pas ici le lieu d'énumérer ce qui, dans les conditions de l'enseignement - s'est amélioré ou au contraire ce qui s'est dégradé, l'essentiel est de constater que s'il y a bien une profession d'enseignant, il y a aussi une multitude de « métiers » de l'enseignement : professeur de collège de centre-ville ou d'éducation prioritaire, d'école rurale, de lycée classique, de lycée professionnel, de lycée des métiers, de classes de primo-arrivants, d'ULIS, de SEGPA, de classes multiculturelles, de classes préparatoires aux grandes écoles, etc.

Si les contextes sont multiples, les actes professionnels aussi ont beaucoup évolué : cours magistraux, classes dédoublées, ateliers, aide personnalisée, projets personnalisés de réussite éducative, groupes de besoins ou de compétences, suivi individualisé, travail en équipe sur projet, environnements numériques de travail, évaluations normées, relations avec les parents d'élèves, avec les personnels « éducatifs » : auxiliaires de vie scolaire, aides éducateurs.

Enfin, la pression sociale exercée sur le corps enseignant a beaucoup augmenté en même temps que le statut social des enseignants se « banalisait » : pression sur les résultats aux examens – le baccalauréat tout particulièrement – pression sur la diminution du redoublement, pression sur l'organisation du travail : équipe, projets, conseils, réunions, pressions « culturelles » mettant en cause la laïcïté dans certains quartiers ou dans certains enseignements (histoire, EPS, arts, biologie). Pression institutionnelle sur les performances de l'établissement…

Gérer, affecter, noter, promouvoir des personnels aux situations aussi diverses relève du casse-tête et de l'exploit annuel pour les services administratifs des académies. Cette « gestion de masse » interdit quasiment une recherche de l'adéquation « poste – personnel » dans les établissements, car le recours –indispensable- aux barèmes et un système de gestion ultra-concerté où des organisations syndicales donnent le « la », rendent toute souplesse impossible. Les écoles, les établissements, leurs projets éducatifs et pédagogiques et donc leurs élèves sont les grands perdants de cette gestion « aveugle » et strictement statutaire. Tout se passe comme si le système avait ici perdu de vue qu'il est au service des élèves et non pas de ses agents…

Mais ceux-ci ne sont pas au fond bien mieux traités, car ils sont eux aussi l'objet d'une gestion quasi aveugle : point ici de reconnaissance du mérite, de l'engagement. Point d'encouragements indemnitaires ou d'accélération de carrière, point de gestion individualisée des compétences et des parcours professionnels. Un système de notation obsolète, des contrôles et évaluations très espacés, peu de perspectives d'évolution, une formation continue à la portion congrue… la morosité du corps enseignant, qui semble être une constante depuis des décennies, trouve là aussi une de ses sources.

Devant ce paysage navrant, le statu quo est la pire des solutions, les ajustements marginaux, consistant par exemple à définir par simple arrêté les compétences attendues des enseignants (arrêté du 1er juillet 2013) ont certes leur utilité mais esquivent le cœur du problème et ne font que retarder l'échéance et rendre plus aigüe le besoin de réformer la fonction enseignante.

Les pistes d'une authentique « refondation » : réformer la fonction enseignante

Il est possible d'agir sur plusieurs « leviers » simultanément :

Pour le « stock », c'est-à-dire les professeurs déjà titulaires :

La refonte complète des décrets statutaires actuels sur la base d'une nouvelle définition de l'emploi de professeur conduirait à distinguer trois types de « métiers » : professeur de l'école fondamentale (école et collège, en liaison avec l'objectif prioritaire de maîtrise du socle commun des connaissances et des compétences par 100% des élèves), professeur des lycées (y compris professionnels), professeurs du premier cycle de l'Université (Licence).

A chaque catégorie d'emploi correspondraient des ORS différentes, annualisées sur la base d'une moyenne de 710 à 750 heures devant élèves, à quoi s'ajouteraient des heures de tutorat, d'orientation, de conseil et de réception des parents. Les services des P.E –déjà partiellement annualisés- resteraient inchangés à ce stade, mais les professeurs de collège pourraient intervenir couramment dans les écoles et inversement. Les professeurs des collèges et des lycées (pré bac seulement) seraient bivalents. Les agrégés seraient exclusivement affectés dans les lycées et le post-bac.

Les effets positifs de ce train de mesures seront sensibles du point de vue budgétaire, mais aussi du point de vue de la gestion des ressources. La « spécialisation des emplois par niveaux permettra une professionnalisation renforcée. Ces mesures supposent un important travail législatif et réglementaire et pourront susciter de fortes résistances syndicales, mais elles pourront être accompagnées de mesures catégorielles de revalorisation par « redéploiement » d'une partie des économies réalisées.

Un changement de cette ampleur ne peut avoir d'effets bénéfiques sur la qualité de l'enseignement que s'il est accompagné d'un puissant effort de formation continue. À ce titre, des actions spécifiques, réalisées en dehors du temps dû aux élèves devront être méthodiquement organisées et leur budget « sanctuarisé ».

En fonction du contexte politique, une mesure alternative immédiate pourrait être arrêtée : l'augmentation simple des ORS des certifiés et des agrégés de deux heures (une heure « statutaire » et une heure supplémentaire obligatoire de plus). Cette mesure « technique », simple à mettre en œuvre, produit des économies d'équivalents temps pleins (emplois publics) substantielles (environ 40.000) et donne des marges de manœuvre dans le cadre de la revalorisation de la profession.

En matière de gestion des enseignants du second degré, leur affectation « contractuelle » dans les établissements sur la base d'une adhésion au projet d'établissement pourrait être progressivement généralisée à partir du lycée.

Enfin, de nouveaux « grades » visant à revaloriser la fonction seraient créés : professeur expérimenté, professeur formateur, professeur émérite…

Pour le flux, c'est-à-dire pour les futurs professeurs.

Il peut être envisagé de changer de modèle et de passer d'une fonction enseignante statutaire à des emplois contractuels. Ceci supposerait un « tarissement » progressif des recrutements par concours et la création de diplômes nationaux d'aptitude à l'enseignement délivrés par les universités après le master (à la façon des avocats ou des architectes). Ce diplôme ne donnerait pas automatiquement accès à un emploi. La formation initiale des enseignants serait réalisée par les universités avant délivrance du diplôme national sur la base d'un cahier des charges élaboré par les employeurs.

Le recrutement et l'emploi serait du ressort des établissements. Ceci interviendrait dans le cadre d'un élargissement notable de leurs responsabilités et de leurs compétences en matière de GRH). Les rectorats conserveraient ces compétences le temps que les équipes de direction s'approprient les savoir-faire indispensables à l'exercice de leurs nouvelles responsabilités. Les collectivités territoriales enfin seraient concernées pour les personnels enseignants des lycées professionnels et des lycées des métiers. L'embauche serait réalisée sur la base de CDD pouvant évoluer en CDI après 6 années.

Là aussi les ORS seraient annualisées et la bivalence la règle, mais le service de l'enseignant serait arrêté par le chef d'établissement sur une base contractuelle. Tous les remplacements, sauf ceux de longue durée (maternité/paternité, maladie), seraient obligatoirement et contractuellement assurés par les personnels de l'établissement et rémunérés. Là aussi, il faut insister sur le facteur décisif qu'est la formation continue (partie intégrante du contrat d'emploi) en matière de qualité des pratiques d'enseignement.

Ces mesures offriraient une souplesse réelle aux établissements, aux services déconcentrés, aux collectivités. Elles mettraient à la disposition des établissements scolaires tout le potentiel des ressources pédagogiques, du savoir-faire, de la créativité et de l'inventivité des enseignants pour le plus grand bénéfice de la qualité des enseignements, des apprentissages et de leurs résultats.

Ces mesures permettraient aussi une gestion modernisée, individualisée, juste et valorisante du corps des enseignants. Elles rendraient possible la différenciation en matière d'évaluation du mérite, de rémunération et offriraient un cadre « professionnel » à la reconnaissance de l'investissement professionnel des personnels.

Du point de vue du professeur, cette nouvelle situation professionnelle incite naturellement à l'engagement professionnel, au développement des compétences, à la recherche de bons résultats.

Sources : rapport Cour des comptes, rapport Pochard, rapports IGEN, RERS 2013. Rapport OCDE : « le rôle crucial des enseignants » 2005. Voir aussi pyramide des âges du corps enseignant