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L'État, super soliste de l'Opéra

Le Monde Musique écrivait le 19 juillet 2007 : "776 000 spectateurs (ou dix fois le Stade de France, si vous préférez) ont assisté au Palais Garnier, à l'Opéra Bastille et à l'Amphithéâtre Bastille aux 388 représentations lyriques et ballets de la saison 2006-2007 de l'Opéra national de Paris (ONP). Soit un taux de remplissage de 96,5 % et une recette de billetterie de 47,5 millions d'euros. De quoi rendre heureux les 1 595 membres du personnel de l'Opéra. À la saison prochaine !". 776 000 spectateurs c'est bien, mais moins que nos voisins américains : ils sont plus d'un million à s'être rendus au Metropolitan Opera of New York (MET) – qui ne dispose pourtant que d'une seule salle ! – au cours de l'année 2006-2007. L'occasion, en ce début de saison, de faire le point.

L'Opéra national de Paris peut se prévaloir d'une hausse constante de ses recettes de spectacle, de son financement par les mécènes et partenaires et de son résultat courant depuis 2004, ces chiffres représentant une année record dans son histoire. Il est cependant aisé de se flatter sans comparaison.

L'ONP face à ses voisins

Pour un budget comparable à celui de l'Opéra de Paris, le MET se distingue des opéras européens par des recettes directes des activités et un taux de financement par celles-ci plus élevé (près du double pour New York par rapport à Paris !), ce que l'on peut expliquer par un plus grand nombre de spectacles lyriques qu'à Paris et un prix moyen des places plus élevé que dans les autres maisons. Si le nombre de nouvelles productions est sensiblement le même dans les quatre maisons, il est plus faible à Paris en ce qui concerne les représentations lyriques, et plus élevé pour les ballets. L'Opéra de Paris ne tire donc pas parti de ses deux salles pour offrir un nombre de représentations double de celui des autres maisons ne disposant que d'une salle.

La taille de la salle justifie les différences de nombre de spectateurs entre le MET et les opéras de Vienne et Munich, mais pas avec Paris, qui dispose de deux salles ! (Palais Garnier et Opéra Bastille). Les coûts complets annuels hors investissement à Paris font près du double de ceux de Vienne et Munich, pour un nombre de levers de rideau seulement 15 % supérieur. On pourrait espérer que la proportion élevée de ballets à Paris génère des coûts moyens inférieurs, mais ce n'est pas le cas. Ces données expliquent que le coût complet par place vendue soit plus élevé à l'Opéra de Paris que dans les autres maisons.

La stagnation des dépenses de l'ONP depuis 2005 (167,26 M€ en 2005, 167,19 M€ en 2006) masque une évolution intérieure : alors que les dépenses pour les spectacles ont baissé de 35,27 M€ à 33,67 M€, celles pour la masse salariale hors cachets d'artistes ont augmenté de 92,85 M€ à 93,86 M€, ce qui étonne pour un établissement culturel dont l'objectif affiché est le rayonnement artistique !

L'État – encore lui ! – et l'Opéra

L'Opéra national de Paris et le MET ne divergent pas que dans les statistiques, mais aussi dans leur gestion : et l'omniprésence de l'État dans la gestion de l'ONP ne la facilite guère. Le ministère de la Culture gère 78 établissements publics – soit deux fois plus qu'il y a vingt ans ! – qui emploient 20 000 agents et consomment 40 % des crédits.

L'ONP en fait partie, et son directeur doit s'engager avec l'État sur un quasi-contrat pluriannuel chiffré, qui figure dans le rapport Gall de 1993 établi en accord avec Jacques Toubon, ministre de la Culture de l'époque. Ce contrat établit les chiffres clés du budget de l'Opéra, ainsi que les engagements de financement par ressources propres (billetterie, mécénat) et par voie de subvention de l'État. On comprend mieux alors comment les recettes propres de Paris ont pu être près de deux fois inférieures à celles de New York pour l'année 1998-1999… Pire : durant cette même année, les subventions publiques représentaient 0,4 % du budget à New York, contre 63,6 % à Paris, et le mécénat 37,5 % contre 1,13 % à Paris ! Et l'on retrouve la tendance bien française à l'autosatisfaction : plutôt que de se remettre en question après le constat alarmant qu'offrent les chiffres, l'État se flatte.

Ainsi le sénateur UMP Yves Gaillard se félicite t-il dans un rapport rendu en 2006-2007 sur la tutelle du ministère de la Culture sur le Musée du Louvre, l'Opéra national de Paris, la Bibliothèque nationale de France et la Cité des sciences et de l'industrie "qu'un effort très important ait été fait en direction du mécénat, ce qui a permis de doubler les recettes de l'établissement". Aucune date n'est cependant jointe à cette affirmation (un doublement opéré en 10 ans n'a pas la même signification que s'il est fait en 2 ans) et l'attribut "très important" semble pour le moins exagéré, puisque le financement par mécénat/partenariat est passé de 4,9 M€ à 5,6 M€ en un an, ce qui est certes une belle progression si l'on s'en tient à ces chiffres, mais on a vu que le financement par mécénat de l'ONP demeurait dérisoire par rapport à celui du MET. Le plus aberrant réside sans doute dans l'affirmation tout simplement mensongère du sénateur : "Rappelons à ce sujet que l'Opéra national de Paris a un rapport qualité/prix exceptionnel, il est l'opéra le moins cher et le plus populaire d'Europe. La subvention versée par l'État pour une place d'opéra est de 100 euros à Paris, contre 300 euros pour un opéra en province."

Or, le coût complet par place vendue à l'ONP est justement bien plus élevé que dans les autres maisons (cf. tableaux) ! Une comparaison Paris/étranger étayée par un chiffre Paris/province n'a d'ailleurs aucun sens.

L'État a choisi d'exercer sa tutelle sur l'ONP par un réel formalisme budgétaire et financier : ainsi la préparation du budget primitif de l'établissement et le suivi de sa gestion donnent-ils lieu à seize réunions financières par an ! Ce sont autant de personnes et de moyens mobilisés inutilement pour une simple réunion de préparation. La direction de l'Opéra de Paris subit d'ailleurs les conséquences de ce choix des subventions publiques en se plaçant en situation de dépendance par rapport à l'État.

Alors que Paris licencie ses chefs et patrons d'Opéra dès que les majorités changent, le MET est géré sur le plan musical par James Levine depuis plus de vingt ans, ce qui accroît son crédit sur le plan artistique. Le secteur de la culture en France est encore discrédité par la pratique dite du "pantouflage", où bon nombre d'anciens hauts fonctionnaires ou contractuels du ministère se retrouvent aujourd'hui directeurs des festivals ou des établissements qu'ils étaient hier chargés de contrôler. Ainsi Brigitte Lefèvre a-t-elle été nommée directeur de la danse à l'ONP après avoir occupé les postes de déléguée à la danse au ministère de la Culture jusqu'en septembre 1992.

Dans le même rapport cité plus haut, le sénateur UMP Yves Gaillard juge que "l'intervention des plus hautes instances de la République ne doit pas étonner lorsque l'on sait que l'ONP représente 20 % des crédits du spectacle vivant en France et la moitié du budget de la musique", mais on doit au contraire s'étonner et s'offusquer que les subventions généreuses accordées par l'État à l'ONP le soient au prix d'un contrôle total allant même jusqu'à la nomination par le gouvernement du directeur de l'ONP ! Rappelons que le directeur général du MET est, lui, nommé par le conseil d'administration de l'Opéra.

Un statut nuisible

Les employés de l'ONP ont, contrairement à ceux du MET, un statut de fonctionnaires et y sont quasiment deux fois plus nombreux (1 584 employés en CDI contre 869) ; ce surnombre n'est guère compensé par une vie active plus longue, puisque l'âge légal de départ à la retraite pour les employés de l'ONP s'étend de 40 à 60 ans selon les catégories professionnelles, les danseurs de l'ONP prenant par exemple leur retraire à 40 ans ! Et rien ne justifie, alors qu'ils travaillent moins, que les Français puissent prendre légalement leur retraite à 60 ans alors que les Américains le font à 67 ans (âge légal). Rien n'est fait non plus pour diminuer le nombre d'arrêts de travail, qui ont augmenté de 38 % entre 1995 et 2002 (hors maternités et accidents du travail). Comble de l'absurdité, le personnel de l'ONP bénéficie d'un système spécial de retraites très avantageux et pour le moins désuet. Créé en 1698 par Louis XIV, il est l'un des plus anciens régimes spéciaux de sécurité sociale !

Ce système comporte nombre d'avantages injustifiés, tels que la possibilité pour le bénéficiaire de partir à la retraite à partir de 37,5 annuités (contre 40 dans le régime général), de 50 ans (contre 60), et pour un salaire de référence correspondant le plus souvent à celui de la fin de carrière et incluant une part variable de primes (alors que dans le régime des fonctionnaires réformé en 2003, la pension est calculée sur les 6 derniers mois et indexée sur les prix). Il ne faut alors pas s'étonner que ces régimes spéciaux soient déficitaires, ce à quoi l'État tente de remédier par… des subventions publiques, des taxes affectées ou des taux de cotisation élevés. La modification des régimes spéciaux de retraites annoncée par le gouvernement Fillon va donc dans le bon sens. C'est encore à ses fonctionnaires que l'ONP doit son nombre colossal de grèves : au cours de l'ère Gall, de septembre 1995 à juillet 2004, plus de 110 préavis de grève ont été déposés, menaçant 158 représentations !

Les fonctionnaires de l'Opéra national de Paris se prêtent en effet volontiers au jeu de la "citadelle assiégée", en pratiquant le chantage à la grève pour obtenir toujours plus d'avantages. Et il leur est aisé d'en récolter le fruit, puisqu'ils sont plus de 1 500 et appartiennent à une trentaine de corps de métiers. En conséquence, 57 spectacles ont été annulés et 31 présentés en version de concert ou simplifiée… Un record dont l'ONP se passerait bien, d'autant plus qu'il ne lui permet pas d'assurer un nombre double de représentations par rapport aux maisons ne disposant que d'une salle. Il est cependant un point sur lequel le MET comme l'ONP pèchent : les vacances d'été. La saison du MET finit même deux mois plus tôt que celle de l'ONP (fin mai contre mi-juillet) alors qu'elle reprend deux mois plus tard (fin septembre). Ce sont donc au moins deux mois pendant lesquels la plupart des salariés se retrouvent en congés payés ; la partie restante se partageant entre ceux qui partent en tournée et ceux qui préparent la saison à venir.

Or c'est justement durant cette période qu'il advient le plus de touristes étrangers dont un Opéra pourrait profiter pour asseoir sa renommée internationale.

Où est passée la publicité ?

La comparaison ne s'arrête pas là : s'il est également un établissement public, le MET concentre plus d'efforts que l'Opéra de Paris sur des initiatives marketing et campagnes de publicité, telles que les affiches placardées dans le métro et sur les bus pour promouvoir la retransmission en direct à Time Square sur écran géant de Madame Butterfly dès l'ouverture de la saison passée ou encore l'ouverture de l'Opéra au multimédia impulsée par le nouveau directeur du MET, Peter Gelb.

Son mérite n'est pas des moindres, puisqu'il a obtenu des syndicats que les employés ne soient pas payés pour chaque prestation électronique supplémentaire – sans toucher aux revenus qu'ils percevaient pour les retransmissions radiophoniques que le MET était autorisé à capter sur le vif et à diffuser une seule fois – moyennant quoi les revenus seraient partagés une fois les coûts de production récupérés. "Par cette approche intelligente, les syndicats nous permettent d'explorer toutes les possibilités commerciales, de rentabiliser les productions et, par voie de retour, ils en tirent eux aussi un profit. C'est une façon pour les syndicats et la direction d'appréhender le futur sans se focaliser sur les détails", explique ainsi Peter Gelb dans une interview accordée au Figaro du lundi 24 septembre 2007. Faut-il y lire une allusion à la rigidité des syndicats de l'ONP ? Leur attentisme devant la diffusion de l'opéra à un plus large public est pour le moins effrayant, alors même que le MET serait en train de négocier avec Gaumont, MK2 et le Grand Rex pour diffuser ses opéras sur les écrans français dès cet hiver.

L'ONP n'a pourtant pas à rougir de ses productions – la seule année 2006-2007 a été marquée par pas moins de neuf nouvelles productions lyriques, deux nouvelles productions Frontières et six nouveaux ballets – et programmes à but non lucratif comme 10 mois d'École et d'Opéra et Opéra et Université, conçus spécialement pour des jeunes. Et il est bien regrettable que la publicité qui fait défaut à ces programmes se concentre sur les conflits internes à l'Opéra national de Paris. Citons à titre d'exemple le tollé provoqué par la demande du député Patrick Bloche (PS) au ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres lors d'une séance de questions à l'Assemblée en mars 2005, de lancer un audit social portant sur la gestion de l'Opéra entre 1995 et 2004.

Le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail de l'Opéra avait déjà fait appel en 2002 au cabinet Socialconseil (société d'experts en droit du travail), évoquant "la souffrance au travail, le harcèlement moral ainsi que les humiliations" subies par le personnel de l'Opéra de Paris. Il ne nous appartient pas de juger du bien-fondé de la requête adressée au ministre, mais elle permet d'illustrer l'incapacité de l'administration française à résoudre ses conflits internes et à se préoccuper de l'essentiel – ici, le développement à l'échelle internationale de l'un des fleurons de sa culture. Pendant que l'État s'égare, les mordus de l'opéra pourront toujours nourrir leur passion avec la nouvelle saison 2007-2008, qui débutera avec la reprise de Capriccio de Richard Strauss, suivie par la nouvelle production d'Ariane et Barbe bleue de Paul Dukas.