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La numérisation des bibliothèques universitaires

Dans un précédent article « La révolution numérique des bibliothécaires » nous avions fait état du vaste mouvement de numérisation entamé depuis quelques années auprès des universités et des fonds documentaires tout autour du monde. Nous avions également évoqué l'approche divergente et selon nous contre-productive de la « guerre des fonds numériques » que se livraient Google et Europeana, et tracé des perspectives sur les efforts essentiels à réaliser. Nous voudrions prolonger cette discussion qui a suscité de nombreuses réactions, en donnant la parole à un expert de ces questions de numérisation, Mathieu Andro, responsable de la numérisation du fonds documentaire à la Bibliothèque Sainte-Geneviève (BSG).

1) iFRAP : Mathieu Andro bonjour, pouvez vous rapidement expliquer en quoi consiste votre activité ?

M. Andro : Il s'agit d'identifier et de quantifier les documents susceptibles d'être numérisés en collaboration avec les conservateurs des différents départements, mais aussi d'analyser les possibilités technologiques et logicielles afin de rédiger des cahiers des charges, lancer des procédures de marchés publics, développer des partenariats.

2) iFRAP : La numérisation pourrait aboutir à une véritable révolution dans l'utilisation du fonds des bibliothèques et au premier chef des bibliothèques universitaires. Avez-vous le sentiment que ce nouveau procédé soit réellement valorisé par les pouvoirs publics à sa juste mesure ?

M. Andro : La numérisation est encouragée par nos tutelles, mais la coordination et la mutualisation de la numérisation sont encore insuffisamment développées en France, d'autant que les bibliothèques relèvent de ministères différents. Au niveau international, il existe aussi des projets collectifs auxquels nous pourrions participer, même si Google ne cherche plus, pour le moment, à développer de nouveaux partenariats en France.

3) iFRAP : Vous pilotez le programme de numérisation de la BSG qui est rattachée administrativement à l'université Paris 3. Avez-vous le sentiment qu'un effort de mutualisation plus poussé notamment des processus de numérisation et des fonds soit à envisager ? Vous externalisez déjà un certain nombre d'opérations ?

M. Andro : De manière générale, la mutualisation est bien accueillie par nos collègues, mais elle dépend trop souvent de la bonne volonté des uns et des autres. La Bibliothèque Sainte-Geneviève souhaitant s'ouvrir sur l'extérieur, nous avons proposé à d'autres bibliothèques universitaires de se joindre à nous afin d'organiser des visites et des entretiens communs, de partager des documents de synthèses sur un site intranet et pourquoi pas, de mutualiser la numérisation. Notre groupe comprend déjà la Bibliothèque Inter Universitaire de Pharmacie, le Service Commun de la Documentation de Paris 8, la bibliothèque de la Sorbonne et peut-être bientôt, la bibliothèque Mazarine.

4) iFRAP : Vous proposez d'ailleurs d'y apporter des solutions simples et pragmatiques… quelles sont-elles ?

M. Andro : Avec les bibliothèques qui souhaiteraient se joindre à notre initiative, nous pourrions nous organiser dans le cadre d'une association afin de développer une interface web commune pour la recherche et la visualisation des documents numérisés, tout en respectant l'identité de chaque institution par une interface graphique et une adresse URL personnalisées. Nous pourrions également conserver nos fichiers de manière pérenne sur les serveurs du Centre Informatique National de l'Enseignement Supérieur, au lieu de le faire chacun isolément et à sa manière.

5) iFRAP : Dans votre démarche de numérisation rencontrez-vous de la part des conservateurs des collections et des équipes proprement « bibliothécaires », des résistances, ou une difficulté à comprendre les implications de votre travail et à en planifier le déroulement ?

M. Andro : Des inquiétudes relatives à l'avenir d'une profession en pleine mutation existent et font l'objet de discussions entre bibliothécaires souvent impliqués dans le développement du web 2.0, mais des réticences à la numérisation ne se rencontrent pas. En revanche, lorsqu'il est question de mutualisation, certaines individualités peuvent avoir des difficultés à communiquer et à travailler en commun ou peuvent se sentir dépossédées de leurs contributions propres dans le cadre d'une œuvre mutualisée. En effet, bien que nous travaillions dans un secteur non concurrentiel, de fortes ambitions et rivalités peuvent exister entre personnes ou entre institutions. Mais, dans les années à venir, une autre forme de résistance à la numérisation pourrait aussi faire son apparition, celle de certaines élites qui pourraient se sentir menacées par les possibilités offertes par le numérique d'identifier automatiquement le plagiat.

6) iFRAP : Comment observez-vous la lutte actuelle entamée par Europeana et Gallica à l'encontre de l'initiative de Google ? N'aurait-on pas au contraire à encourager une certaine synergie entre les différents fonds ?

M. Andro : Google est souvent accusé de générer un monopole, de ne pas respecter les droits des auteurs et d'engendrer une hégémonie des textes anglophones sur le web. Mais paradoxalement, lorsque la bibliothèque municipale de Lyon a rejoint son programme de numérisation, permettant ainsi d'augmenter le nombre de textes francophones sur Google Books, tout en conservant la possibilité de les rendre accessibles sur ses propres serveurs, elle s'est attirée les foudres de certains de nos collègues…

7) iFRAP : Que pensez-vous de constituer une évolution de l'application SUDOC afin d'ajouter la communication des œuvres online, en plus du référencement physique des ouvrages ? Il s'agirait sans doute d'un gain de temps ?

M. Andro : Le SUDOC est le catalogue collectif et mutualisé des bibliothèques de l'enseignement supérieur. La solution que vous évoquez serait donc idéale, mais elle ne semble malheureusement pas être à l'ordre du jour. Il faudrait probablement que les effectifs soient mieux répartis au profit de structures de mutualisation comme l'Agence Bibliographique de l'Enseignement Supérieur, à l'origine du SUDOC, afin qu'elle puisse mener un projet comme celui-ci. Quoi qu'il en soit, de notre côté, nous signalerons dans le catalogue national SUDOC tous les documents que nous aurons numérisés avec un lien vers le texte intégral.

8) iFRAP : Cette question en renvoie à une autre… celle des droits d'auteurs. Actuellement vous numérisez des fonds qui datent essentiellement du XIXème siècle. Ne pensez-vous pas qu'en échange d'un accès payant sur abonnement à la future base documentaire numérique, il serait possible de permettre une juste rétribution des droits d'auteurs, des éditeurs et des bibliothèques elles-mêmes ?

M. Andro : Ce serait effectivement une excellente initiative de mener une telle négociation à l'échelle nationale. Concernant les documents anciens, nous sommes attachés à la gratuité car elle répond parfaitement à nos missions : conservation, diffusion, valorisation, participation à la formation et donc à l'innovation.

9) iFRAP : La voie du mécénat est envisagée pour financer le processus de numérisation. Que pensez-vous de cette initiative et comment est-elle développée à l'heure actuelle en matière de fonds bibliothécaires en France ?

M. Andro : J'ai déjà eu l'occasion d'expérimenter des financements privés lorsque je travaillais au Muséum national d'Histoire naturelle (« Histoire naturelle des poissons » de Cuvier en 22 volumes, numérisation financée par la Fondation Total) puis à l'Ecole Vétérinaire de Toulouse (près de 100 thèses anciennes numérisées et mises en ligne par Wikipedia). Ce type de partenariat est très enrichissant et permet de réaliser des projets qui bénéficient à la fois à l'usager, à l'institution publique, au mécène, mais aussi, au contribuable. Malheureusement, le mécénat reste peu pratiqué en bibliothèque pour des raisons d'ordre idéologique et culturel, alors que les fondations et les entreprises, dans un contexte de développement des « ebooks », ne sont pas trop difficiles à convaincre, même en temps de crise.