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Police fiscale : quelle nécessité contre la fraude ?

Depuis près de deux ans, nous entendons parler de l'introduction prochaine d'une nouvelle « police fiscale » au sein de l'appareil répressif de l'Etat.
Une idée qui est arrivée sur le devant de la scène à la suite de l'affaire du Liechtenstein à l'automne 2008, mettant en lumière l'exemple allemand.
Depuis lors… rien ou presque… jusqu'à ce que la découverte de 3000 comptes secrets de résidents français en Suisse ne relance le débat.

L'impossible création d'une véritable police fiscale

Les intentions pourtant n'ont pas manqué. Dès novembre 2008, la presse affirmait que le ministre du budget, Eric Woerth, travaillait à la création d'un « service fiscal judiciaire » au sein duquel des OFJ (officiers fiscaux judiciaires) disposeraient des compétences les plus larges afin de lutter contre la fraude complexe, une nouvelle incrimination attrape-tout théoriquement destinée à caractériser les montages fiscaux les plus élaborés. Leurs compétences devaient être en effet particulièrement vastes : « auditions, perquisition, saisies, gardes à vue, écoutes téléphoniques, commissions rogatoires internationales et même surveillance et infiltration en cas de fraude fiscale commise en bande organisée ». Sur le papier donc, un nouveau service capable de s'attaquer de front aux trafics les plus divers sous leur volet fiscal.

Puis plus rien. Pourquoi un tel enterrement du premier projet de « Police fiscale » ? La complexité administrative du projet et l'opposition sourde livrée par le ministère de l'intérieur à cette initiative du Budget. La Place Beauvau voyant d'un très mauvais œil toute atteinte à ses prérogatives judiciaires. Les services de Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l'Intérieur, avaient à cette occasion précisé que plus de 80 inspecteurs des impôts étaient déjà détachés à la PJ (Police judiciaire), ce qui conférait aux départements concernés une « technicité [fiscale] suffisante ».

Mais l'idée vient de réapparaître, à l'initiative des députés Didier Migaud et Gilles Carrez, Président et Rapporteur général de la commission des finances de l'Assemblée nationale, auteurs d'un rapport concernant les « paradis fiscaux [1] » en dépit de l'opposition de principe que conserve Brice Hortefeux, l'actuel titulaire du ministère de l'Intérieur [2] .

Pour défendre leur projet, les députés exposent qu'il existe trois alternatives :

- La création d'un service rattaché à la DGFiP (la direction générale des finances publiques, c'est-à-dire le fisc lui-même)

- La création d'un service rattaché au ministère de l'Intérieur

- L'extension des compétences du Service national de douane judiciaire (SNDJ) actuellement rattaché à la Direction générale des douanes, en lui adjoignant un service d'enquêtes judiciaires fiscales.

Le SNUI (le syndicat national unifié des impôts), que l'on ne peut taxer d'hostilité fondamentale à cette réforme, fait cependant remarquer, avec bon sens [3] , les difficultés engendrées par l'entreprise, quelle que soit l'option choisie :

- En cas de création d'un service rattaché à Bercy, celui-ci verrait l'existence d'une cellule dédiée au sein de la DNEF, la puissante Direction nationale des enquêtes fiscales actuellement compétente en matière d'enquêtes fiscales approfondies. Mais cette création rencontrerait alors des difficultés en terme de séparation des pouvoirs : « une police fiscale ne peut pas être le prolongement de l'action administrative, elle constitue un monde à part, avec ses procédures propres », et au premier chef le devoir d'instruire les dossiers d'enquête à charge et à décharge sous la houlette du juge d'instruction [4]. Une fonction exercée par des fonctionnaires assermentés et impartiaux, aux ordres du juge d'instruction, et qui, par conséquent, devrait être rigoureusement séparée de celle d'enquête et de contrôle des agents du fisc classique. Cette hypothèse doit donc être écartée afin d'éviter le « mélange des genres » entre enquêtes administratives (purement fiscales) et enquêtes judiciaires (à coloration pénale).

- Une alternative pourrait être trouvée dans la création d'un service rattaché au ministère de l'intérieur. C'est sans doute l'hypothèse la plus logique, et la plus simple à réaliser en regroupant dans une « task force » dédiée, des fonctionnaires détachés des impôts auprès des services judiciaires classiques. Mais dans ces conditions pourquoi leur conférer le statut particulier d'OPJ (officier de police judiciaire), puisque les personnels détachés agiraient de concert directement avec des officiers de police déjà existants ? Cette solution serait la moins lourde à concevoir notamment sur le plan budgétaire au moyen de détachements à titre gratuit, mais comme on le verra plus loin, elle n'est peut-être pas nécessaire, car tout semble exister déjà pour donner satisfaction en la matière.

- Enfin pourrait être envisagée la constitution d'un grand pôle d'enquête avec le service des douanes judiciaires. Mais cette dernière hypothèse n'est pas forcément une bonne solution non plus. Le risque de « tuilage » (recouvrement des compétences) n'est pas à exclure, notamment en matière de carrousel à TVA et pourrait déboucher sur une « guerre des fiscs évoluant vers une guerre des polices » : d'une part en interne, avec les compétences déjà étendues des enquêtes « douanières » à tonalité fiscale ; d'autre part en externe avec les services judiciaires relevant du ministère de l'Intérieur, en matière de répression de la criminalité internationale, financière et du grand banditisme.

Un nouveau service de police fiscal est-il nécessaire ?

Dans un contexte budgétaire difficile, où l'importance de la réduction des dépenses structurelles, et notamment de personnel, devient un impératif incontournable, il est sans doute trop coûteux de créer ex nihilo un service fiscal judiciaire. L'existence d'un tel organisme, même autonome comme en Italie avec la Guardia di Finanza (la « Garde des finances ») rattachée directement au ministre des Finances, n'a pas jusqu'à présent donné toute satisfaction (la fraude représenterait en Italie environ 100 milliards d'€ soit 7% du PIB [5] ).

La solution pourrait être trouvée en s'intéressant à l'existant et en vérifiant au préalable que les services de l'Etat ne disposent pas en la matière de dispositifs similaires. Or un inventaire des services permet déjà de montrer l'importance des évolutions accomplies en la matière :

- Depuis le 1er janvier 2009, TRACFIN la cellule de traque du renseignement financier rattachée à Bercy, peut désormais informer les agents du fisc des déclarations de soupçon qu'elle reçoit ayant un caractère fiscal.

- Les services d'enquête judiciaire peuvent court-circuiter la Commission des infractions fiscales, en séparant la question de la fraude fiscale proprement dite de celle du blanchiment, permettant ainsi d'accélérer les procédures (C.cass.ch.crim, 20 février 2008).

- Le droit des perquisitions fiscales a été substantiellement réformé à la suite de la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) à la suite de l'arrêt Ravon, 21 février 2008. Désormais, l'ordonnance de visite domiciliaire délivrée par le juge désigne les agents des impôts habilités à recueillir sur place des « renseignements et justifications concernant les agissements du contribuable (…) de l'occupant des lieux ou de son représentant (…) après les avoir informés que leur consentement est nécessaire ». En clair, un pouvoir de contrôle d'identité et d'audition des personnes jugées utiles à l'enquête, mais de façon rigoureusement encadrée. Etant précisé que ces personnes peuvent être assistées d'un conseil [6].

- Enfin des services spécialisés existent déjà : le SNDJ (Service national d'enquêtes judiciaires) pour les douanes, dispose d'un service judiciaire de 200 personnes chargées de la traque en matière de grande fraude économique et financière y compris sur ses volets fiscaux.

- Ce service est en liaison avec la DGFiP grâce à l'interaction entre la DNEF (direction nationale des enquêtes fiscales) et la DNRED (la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières).

- La collaboration entre la DGFiP et la police judiciaire est déjà assurée par la BNEE (la brigade nationale d'enquêtes économiques), comportant 50 inspecteurs des impôts détachés auprès de la Préfecture de Police de Paris. Ainsi que par l'intermédiaire des GIR (groupements d'intervention régionaux) qui disposent tous de fonctionnaires détachés des services fiscaux. L'action combinée de ces deux organismes représente au total 397 opérations pour l'administration fiscale par l'intermédiaire de la BNEE et 600 transmissions aux services fiscaux départementaux par l'intermédiaire des GIR.

- Enfin, la DNLF (la délégation nationale à la lutte contre la fraude), une structure interministérielle, créée en avril 2008 afin de veiller à la coordination entre les différents services d'enquête pour renforcer les synergies existantes.

On l'aura compris, les rapprochements entre douanes, services fiscaux et services judiciaires ne manquent pas. Des équipes d'inspecteurs des impôts sont insérées dans l'ensemble des services d'enquêtes judiciaires. Pourquoi dans ces conditions demander la constitution d'une entité autonome supplémentaire en matière de lutte contre la fraude fiscale ? Pourquoi « judiciariser » Bercy plutôt que de « fiscaliser » le judiciaire sachant que l'un aura un coût vraisemblablement important pour les finances publiques tandis que l'autre peut se réaliser aisément par la voie du détachement ? La réponse est sans doute donnée par les syndicats eux-mêmes, SNUI en tête : « Le SNUI et Solidaires Douanes entendent porter haut et fort que rien ne serait plus dangereux que de « sortir » cette compétence [fiscale] et cette structure nouvelle [police fiscale] d'une sphère fiscale insérée par nature dans le domaine « budget et comptes publics. ». ».

Conclusion

Une tendance naturelle de l'administration française consiste à empiler les structures aboutissant à une stratification des services largement préjudiciable à leur efficacité. La bonne démarche consisterait en définitive à renforcer les synergies existantes ou à en créer de nouvelles plutôt que d'ajouter un énième étage à un édifice aux ramifications déjà fort complexes. Si cette simplification devait conduire à une rationalisation des organigrammes répressifs en matière fiscale, nous serions les premiers à nous en réjouir, si tant est que dans le même temps les droits et garanties offerts au contribuable n'en souffrent pas.

[1] Rapport d'information déposé le 10 septembre 2009 à la Présidence de l'Assemblée nationale, n°1902 sur les paradis fiscaux. »

[2] voir en particulier les propos rapportés par David Bensoussan dans Challenges, jeudi 3 septembre 2009 : « Didier Migaud, Gilles Carrez (…) souhaitent même convoquer Brice Hortefeux, le ministre de l'Intérieur, pour lui demander de s'expliquer sur le lobbying de son ministère contre leur projet. »

[3] le 11 septembre 2008 dans le cadre du Débat national du contrôle fiscal

[4] à moins que la réforme en cours de la procédure pénale ne conduise à placer ces services sous le contrôle du parquet. En ce cas, il y aurait une rupture d'égalité entre les parties (administration et contribuable)

[5] Voir le très bon livre témoignage sur la fraude fiscale de Roberto Ippolito, Evasori, Che, Come, Quanto. L'Inchiesto Sull'evasione fiscale, 2008, Milan, Bompiani.

[6] Voir l'article 164 de la LME (loi de modernisation de l'économie) du 4 août 2008 modifiant les articles L16B et L38 du LPF et l'article 64 du Code des douanes, complétée par la loi de finances rectificative pour 2008 de décembre 2008.