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La liste HSBC et les limites de la lutte contre l'évasion fiscale

la loyauté de la preuve en question

Le 20 avril dernier, Eric Woerth annonçait la création d'une cellule de régularisation des avoirs non déclarés dans les paradis fiscaux [1].
A cette occasion les conditions offertes par les services de Bercy ont été définies de façon à la fois ferme et conciliante : pas d'amnistie fiscale généralisée comme celle-ci s'est produite en Italie, en Belgique ou en Allemagne, mais le paiement immédiat des impôts dus à raisons des avoirs détenus à l'étranger : impôt sur le revenu, impôt de solidarité sur la fortune et droits de succession à raison des exercices non prescrits (3 ans pour l'IR et 6 ans pour l'ISF et les droits d'enregistrement (en cas d'omission)), auxquels il faut ajouter en dehors de l'impôt lui-même, le paiement de 4,80% d'intérêts de retard et une majoration de 10%.
En échange, l'engagement de l'administration à l'égard du contribuable de ne pas lui faire subir de contrôle fiscal approfondi assorti des pénalités de 40% pour mauvaise foi et de 80% en cas de « montage » pour abus de droit.

[*Voir aussi notre mise à jour de 2011 :*] Liste HSBC, Bercy désavoué pour l'exploitation des fichiers volés !

D'après les données empiriques disponibles, à l'issue du processus, le fisc devrait ainsi (compte tenu des délais de prescription) récupérer au bénéfice des caisses publiques 15% des avoirs détenus. Encore faut-il que soient satisfaites deux conditions cumulatives :
- que les sommes localisées ne soient pas considérées comme résultant d'activités illicites, ce qui ferait tomber les fonds dans la catégorie du blanchiment et conduirait à des poursuites pénales, et le cas échéant à la saisie des avoirs.
- et que la procédure de régularisation soit entamée avant le 31 décembre 2009.

Mais ces conditions pour avantageuses qu'elles puissent paraître n'ont cessé d'emporter la méfiance des contribuables concernés à juste titre : en effet, les garanties de régularisation des situations fiscales doivent se concilier avec la réalité des fichiers fiscaux… et il est clair que les « régularisés » ne redeviendront pas des contribuables comme les autres, mais seront classés dans les « dossiers spéciaux » de Bercy avec pour effet de voir leur situation patrimoniale auscultée en permanence. Une éventualité qui en réfréne plus d'un… le premier mois, les dossiers traités se sont élevés à une cinquantaine.

Du coup Bercy décide de changer de braquet en médiatisant à la fin du mois d'août une liste de 3000 noms de contribuables français détenteurs de comptes en Suisse. A partir de cet instant et au fur et à mesure que l'on se rapproche de la date butoir, les dossiers de régularisation s'accroissent : à la fin novembre on en compte 980, chiffre qui passe le 9 décembre à 1 400 avec la perspective de faire rentrer probablement 500 millions d'€ de plus dans les caisses de l'Etat.

[(Des « fraudeurs passifs » pas comme les autres, le cas limite des « malgré nous » !

Comme l'évoquent à l'occasion les cabinets fiscaux qui se chargent des dossiers de « régularisation » de leurs clients en prenant langue avec la cellule de dégrisement, ces derniers sont très majoritairement des personnes ayant hérité d'avoirs placés à l'étranger par leurs ascendants. Ces derniers sont qualifiés de « fraudeurs passifs », même à leur insu (ouverture de succession) par opposition aux « fraudeurs actifs » pour lesquels la situation résulte d'un acte volontaire d'évasion et non d'une situation de fait. Mais cette dernière peut apparaître beaucoup plus complexe, voire insoluble, et empêcher toute régularisation…

La régularisation peut s'avérer en effet impossible dans un nombre non négligeable de cas. Il en est ainsi pour des familles dont historiquement les membres ont vécu dans plusieurs pays, en ayant quelquefois une double nationalité. Ce peut être particulièrement le cas des Alsaciens dont les générations précédentes ont été de nationalité allemande avant la guerre de 1914, voire pendant celle de 1940, et se sont pour certaines réfugiées en Suisse, dont ils ont acquis la nationalité. Leurs familles se sont constitué un patrimoine traditionnellement conservé en Suisse. Beaucoup des descendants de ces familles sont Français ou en tout état de cause résidents français. La situation est inextricable pour ceux qui désirent régulariser leur situation car ils ne peuvent pas y procéder individuellement. Révéler l'existence de tels patrimoines familiaux hors de France aboutirait à remettre en cause la situation de tous les membres de la famille, descendants de plusieurs générations. Et avoir l'accord de la totalité de ces derniers se révèle bien entendu impossible.)]

Dans ces conditions, il est tentant de s'interroger sur la nature et les « potentialités » de la liste de 3000 noms en possession des services fiscaux. La réalité semble pour le moment complexe :
- La CNIL doit en vertu de la loi « informatique et liberté » de 1978 [2] se voir communiquer toute création de fichier public avec la possibilité d'autoriser la communication aux personnes visées des informations personnelles les concernant en fonction du degré de confidentialité entourant ces fichiers [3]. En ce sens, le ministre du Budget semble donner des assurances puisqu'il a assuré « être en relation depuis plusieurs semaines avec la Cnil », avant de confirmer que ces données « sont désormais exploitables comme base pour des contrôles fiscaux, dans le cadre d'un fichier autorisé par la Commission nationale de l'informatique et des libertés [4]. »
- Ensuite, sur la provenance des informations recueillies, Bercy a confirmé que « ces comptes [étaient] ouverts dans trois banques et représentent des avoirs à hauteur de 3 milliards d'€. [5] » Or l'une d'entre elles, HSBC Genève, a été l'objet d'un vol fin 2008 d'une base de données [6] livrée aux pouvoirs publics français. Elle est exploitée actuellement par une cellule ad hoc d'enquête composée pour partie d'agents des douanes [7] à laquelle l'auteur de l'infraction sur le sol Suisse Hervé Falciani, contribue sous protection policière.

S'il y a vol du point de vue du droit interne suisse, y-a-t-il recel de la part des pouvoirs publics français ? Du point de vue des autorités helvétiques la question reste ouverte ! Elles sont pour le moment entrées en relation avec leurs homologues français afin de se voir restituer l'auteur du larcin et la base de données dérobée à l'issue d'une plainte déposée par la banque. Du point de vue français la situation est plus complexe :
- Si l'administration fiscale avait accusé réception en premier lieu des fichiers HSBC, la nature illégale de la source, aurait suffi à entacher la procédure administrative déclenchée d'irrégularité.
- La stratégie semble avoir été mise en place en deux temps : rencontre auprès des services fiscaux (sans doute à la DNEF (direction nationale des enquêtes fiscales), suivi d'une remise à la justice en liaison avec les services de la douane judiciaire (SNDJ), de façon à « purger » la preuve originelle de son illégalité. Le but étant, de vérifier les informations livrées afin de dégager des pistes concrètes en matière de blanchiment (pour le volet judiciaire) et de fraude fiscale (pour le volet fiscal) et les enrichir. Ensuite, livrer les données recueillies par l'enquête judiciaire aux services fiscaux, de façon à déclencher des contrôles parfaitement légaux, tout en laissant prospérer l'enquête anti-blanchiment.

Cependant, un tel scénario n'est pas sans risque. Si Eric Woerth affirme que du point de vue fiscal « il n'y a aucun recel à partir du moment où nous nous appuyons sur des éléments transmis par la justice », du côté de l'enquête préliminaire des services judiciaires on est beaucoup plus prudent : de sources proches de l'enquête, « on admet le côté « limite » de la procédure ». « Il nous faut intégrer le fait que nous travaillons sur des données d'origine impure. Cela nous oblige à nous dépasser. » En clair, si l'on admet que les commencements de preuve puissent être d'origine douteuse, il est nécessaire que l'enquête révèle des éléments indépendants tangibles afin d'affranchir les preuves de leur caractère illégal originel.

Dans le cas contraire il conviendrait de s'interroger sur la remise en question de la loyauté de la preuve en matière pénale. Or en cette matière, les développements jurisprudentiels ne sont pas limpides loin s'en faut. Dans la célèbre affaire CEDH Schenk c/ Suisse, du 12 juillet 1988, il a été admis qu'une preuve illégale puisse être produite et utilisée en justice dès lors qu'elle avait pu être discutée dans le cadre d'un procès équitable [8]. Pour la Cour européenne, il revient au droit interne d'apprécier les éléments de preuves produits devant les juridictions nationales. Cependant, lorsque les preuves comme en l'espèce sont produites par l'autorité publique, il est admis que la Cour de cassation fasse preuve en la matière d'une particulière rigueur [9]. On renverra pour cela à un arrêt de la Chambre criminelle du 28 octobre 1991 [10], où la Cour avait confirmé l'arrêt de la Cour d'appel de Paris qui avait « écarté des documents bancaires dérobés en Suisse par deux employés de banque. » Une affaire rocambolesque sensiblement similaire à celle qui défraie la chronique aujourd'hui. Seuls soucis, ces derniers avaient déclaré « avoir agi à l'instigation des douaniers français. » Ce qui tenterait à montrer que c'est le caractère actif des services compétents dans le recueil frauduleux des éléments de preuve qui a conduit les magistrats de la Cour à écarter ces mêmes éléments. Au contraire en cas de « passivité de l'administration », il serait admis que des preuves mêmes illégales puissent être produites et discutées [11] … une question cruciale qui explique que Bercy dénie avoir payé son « aviseur fiscal ». En l'absence de contre-partie identifiable, la « spontanéité » de la livraison de la base de donnée par « idéalisme » de son auteur, renforcerait la passivité de la puissance publique et donc la légalité de sa position dans cette affaire [12].

Par ailleurs il est intéressant de relever qu'une course contre la montre a été enclenchée par les pouvoirs publics afin d'adapter les moyens légaux disponibles ce qui pourrait influencer le cours même de l'enquête. En effet, le collectif budgétaire actuellement en discussion à l'Assemblée nationale devrait permettre de fournir de nouveaux moyens à l'administration fiscale et aux services de police judiciaire afin de mener à bien leurs investigations en la matière (modernisation de l'administration fiscale avec la création d'une cinquantaine d'agents du fisc à compétence judiciaire à la disposition du ministère public (article additionnel après l'art.14), renforcement des échanges d'information entre agents des impôts et services de police en autorisant les communications spontanées [13] (art.11), pression sur les pays non coopérants avec l'édification d'une liste noire nationale des paradis fiscaux, et renforcement des devoirs des banques en matière de communication d'informations dans un décret à paraître en janvier). Une offensive tous azimuts qui devra nécessairement se concilier avec le principe de légalité.

Reste évidemment un regret, que l'on n'aie pas procédé à une amnistie fiscale pragmatique « à l'italienne » sur le modèle de 2001. En effet, celle-ci est éclairante à plus d'un titre [14] : elle s'est d'abord traduite sous la forme d'une taxe libératoire extrêmement faible de 2,5% des capitaux rapatriés [15]. Elle s'est ensuite construite autour de la préservation de l'anonymat des rapatriés. A la clé, la récupération de 60 milliards d'€ sur les 360 milliards placés à l'étranger. Soit en extrapolant pour le cas français, avec 200 milliards d'€ détenus hors de nos frontières, la possibilité de faire rentrer 16% de cette somme, soit 32 milliards d'€ dont 800 millions d'€ au bénéfice direct du Trésor. En outre si la récente tentative française de 2004 (initiée par Jean-Pierre Raffarin) a échoué [16], c'était non seulement en raison du flou et de la hauteur du taux du prélèvement libératoire appliqué (entre 15 et 25% des sommes rapatriées) mais surtout en raison de la fiscalisation immédiate de ce nouveau patrimoine régularisé à l'ISF. Une perspective qui aujourd'hui a sensiblement changée avec l'application du bouclier fiscal.

[1] Appelée également dans le jargon des services de Bercy, « cellule de dégrisement ».

[2] Refondue par la loi du 6 août 2004 afin de mettre la France en conformité avec la directive européenne 95/46/CE en matière de protection des données personnelles. Il faut noter que la CNIL a perdu une part importante de ses prérogatives ; désormais sa décision revêt un caractère consultatif et non plus impératif quant à l'autorisation de création de fichiers. Il devient donc crucial que le partage des informations s'effectue dans le respect des droits du contribuable comme de ceux du justiciable. Cela passe par une attention scrupuleuse portée à la prescription propre à chaque base informatique quant à la conservation des données personnelles à caractère fiscal ou pénal afin d'éviter qu'elles ne transitent de fichier en fichier pour tenter d'en repousser la prescription.

[3] Voir en ce sens la déclaration de Me Henri-Louis Delsol à l'AFP suite à sa demande envers la CNIL de s'assurer de la déclaration de la liste détenue par Bercy auprès de ses services et d'en demander communication partielle en toute confidentialité (AFP, 24/09/2009). La CNIL accusant réception de cette demande le 22 octobre. On se souvient d'ailleurs de l'usage de cette possibilité dans l'épisode de la communication des fiches des Renseignements généraux en 2001, 2004 et 2006 (décret du 14 octobre 1991), en vertu des dispositions de la loi du 6 janvier 1978 instituant la CNIL qui dans son article 39 précise que lorsque le traitement intéresse « la sûreté, la défense ou la sécurité publique », le droit d'accès s'exercice indirectement. Il s'exercice directement par l'intéressé dans l'ensemble des autres cas (y compris fiscaux), où celui-ci jouit d'un droit d'accès et de rectification des données personnelles le concernant

[4] AFP, 10/12/2009

[5] AFP, 23/10/2009

[6] Base de données contenant près de 130 000 noms de clients de l'établissement.

[7] Voir Le Parisien, 9 décembre 2009 p.2. La cellule est en outre composée de gendarmes afin de mener l'enquête.

[8] Voir, M. Pascal Lemoine, conseiller référendaire de la Cour de cassation, Rapport annuel 2004

[9] Ce qui contraste fortement avec la position de la Cour lorsque les preuves sont produites par des parties privées. Voir en ce sens, C.cass, 15 juin 1993, repris au sujet « testing » : « Attendu qu'aucune disposition légale ne permet aux juges répressifs d'écarter les moyens de preuve produits par les parties au seul motif qu'ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale ; qu'il leur appartient seulement, en application du texte susvisé (article 427 CPP), d'en apprécier la valeur probante après les avoir soumis à la discussion contradictoire. », voir les développements consacrés au sujet en matière informatique « Fraude informatique et preuve : la quadrature du cercle », Marie Barel, in Actes du Symposium SSTIC05, p3 et 4

[10] Cass.crim, 28 octobre 1991 : bull. crim., n°381 ; JCP, 1991.II.21704, note J. Pannier.

[11] Le juge statuant sur la recevabilité de la preuve à l'issue des débats suivant son « intime conviction » selon la formule subjectiviste consacrée.

[12] Et la recevabilité de l'Etat à exploiter ces données puisque leur recevabilité repose sur la légalité de leur acquisition sans contrepartie

[13] Actuellement ces communications n'ont lieu que sur demande en vertu de l'art.5 de la loi n°2002-1094 du 29 août 2002 d'orientation et de programmation de la sécurité intérieur, et l'art.16 de la loi n°2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dispositions codifiées à l'article L135 L du LPF

[14] Comme l'a évoqué une étude de Eric Pichet et de Maurice-Vincent Bergerès parue dans la revue Droit fiscal le 22 juillet 2004

[15] Contre 25% pour l'Allemagne, comme la France lors de l'amnistie Delors, voire même 10% avec l'amnistie Balladur de 1986.

[16] Sans même parler de la très récente proposition de Bernard Accoyer, Président de l'Assemblée nationale en octobre 2008, qui aurait voulu conditionner le rapatriement des capitaux à un emprunt forcé pour contribuer à soutenir l'effort public envers le système bancaire.