Actualité

La Cour des comptes dénonce le mode de prévision des recettes fiscales par Bercy

4,5 milliards d'euros d'écart en moyenne par an

L'affaire est d'importance. Dans un référé en date du 16 décembre 2013 mais publié le 25 février 2014 par la Cour des comptes, les sages de la rue Cambon se sont penchés avec intérêt sur les méthodes et les procédures de prévision des recettes fiscales de l'Etat. Las, loin de découvrir de puissants modèles de chiffrages propres à la direction du Trésor (et son fameux modèle Mésange partagé avec l'INSEE), ou même à la DGCIS (en matière d'études d'impact), le référé pointe un certain nombre d'insuffisances et surtout la très grande opacité qui entoure ces prévisions. Le référé vient d'être rendu public à l'issue du délai de 2 mois permettant au ministère visé de formuler ses observations ; Bercy vient de répondre [1] en joignant ses propres observations à celles de la Cour.

1) Une pluralité d'évaluateurs, mais pas de véritable « confrontation » :

Le référé met clairement à jour la chaîne de chiffrage des recettes prévisionnelles de l'Etat. Il s'agit entre autres de :
- La Direction du Budget (DB) chargée des prévisions de recettes à législation constante ;
- La Direction de la législation fiscale (DLF) chargée du chiffrage des mesures nouvelles ;
- La Direction du Trésor qui réalise une prévision des principaux impôts de l'Etat en comptabilité budgétaire et de l'ensemble des recettes publiques en comptabilité nationale pour la détermination du solde du compte prévisionnel des administrations publiques ;
- La DGFiP qui assure l'évaluation des recettes fiscales qui la concernent ;
- La DGDDI (douanes) qui assure également l'évaluation des recettes douanières dont elle a la charge.

La coordination des travaux de ces cinq directions est assurée par deux réunions d'arbitrages qui se déroulent en février et en juillet de l'année n-1, travaux qui donnent lieu à la constitution de dossiers préparatoires puis à la tenue de comptes rendus. Cependant, la Cour n'a pu accéder à ces dossiers. Elle relève ainsi qu'elle « n'a pas obtenu les dossiers constitués par la direction du budget en vue de ces réunions ni leur compte rendu. » Par ailleurs il lui a été répondu que ces échanges étaient en définitive très peu formalisés et ne faisaient pas l'objet d'une documentation synthétique : « ces échanges peuvent prendre la forme de notes, de courriels ou même de communications orales qui ne se prêtent pas à une communication à la Cour et qui ne peuvent être analysés indépendamment les uns des autres. »

Dans ces conditions la Cour n'a pas pu vérifier matériellement la teneur, l'exactitude ni la méthodologie des prévisions réalisées, ni d'ailleurs l'arbitrage qui a été retenu entre elles dans le cadre de l'élaboration du PLF (projet de loi de finances). L'absence de transparence jette alors un doute sur la scientificité des méthodes utilisées ou leurs robustesses comparatives comme sur les prévisions retenues en définitive par les pouvoirs publics, et sur les arbitrages qui peuvent être rendus selon des considérations plus coutumières ou « institutionnelles » que réellement objectives.

Par ailleurs en l'absence de documents de travail et de synthèse, il n'est pas possible de juger de la saine concurrence interne entre les différentes directions sur le plan de la production comme de la méthodologie, ni la nature des arbitrages réalisés. Enfin, cela rend impossible une "concurrence externe" qui pourrait voir le jour avec les instituts de conjoncture publics ou privés ou à but non lucratif hexagonaux étrangers ou internationaux, mais aussi plus largement et de façon citoyenne, avec les talents de la société civile.

2) Quelles méthodes pour quels résultats ? :

Les magistrats de la Cour des comptes ont mis en exergue une moyenne d'écarts de prévisions pris sur une durée de 10 ans (2003-2012), si l'on fait abstraction de l'aberration de l'année 2009, de 4,5 milliards d'euros/an soit un écart entre les élasticités constatées et prévues représentant 1,7% des recettes fiscales, contre seulement 2,5 milliards en moyenne liés aux écarts à la croissance, soit près du double [2]. Les écarts d'élasticité ne sont donc pas significativement liés aux écarts de prévision à la croissance. Cela démontre avant tout les difficultés particulières liées aux modélisations des prévisions de recettes. Cela devrait donc militer pour :

- Une plus grande transparence dans les procédés de prévision de chaque administration vis-à-vis des tiers (autres administrations, société civile, recherche académique) de façon à améliorer ses procès selon un mode d'échanges collaboratif. Ce qui devrait passer par la publication en ligne d'une documentation détaillée et structurée permettant d'expliciter les conventions de chiffrages et leur amélioration.
- De procéder à des évaluations des pairs (peer review) avec des administrations des finances étrangères, de façon à vérifier que les modélisations effectuées le sont « à l'état de l'art », et permettrait de se situer par rapport aux meilleures pratiques. Sur ce dernier point la Cour relève que « [l'administration française], n'a pas communiqué à la Cour des éléments permettant de situer ses méthodes et résultats par rapport à ceux des principaux pays étrangers. »

Les magistrats ont en effet pu mettre en évidence un certain nombre de conventions de présentation qui ne favorisent pas la sincérité des recettes budgétaires et surtout leur comparabilité. Ainsi :
-S'agissant de la situation budgétaire mensuelle de l'Etat : alors que la DGFiP et la DGDDI effectuent chacune des décompositions mensuelles de leurs prévisions, celles-ci ne sont pas rendues publiques de sorte qu'il n'est pas possible d'effectuer des rapprochements significatifs précoces et la constatation d'écart entre la prévision et l'exécution.
-Concernant l'évaluation des mesures nouvelles : les chiffrages sont invérifiables dans la mesure où les calculs sont effectués à partir de bases de données fiscales qui en tant que telles sont opportunément [3] couvertes par le secret fiscal. Par ailleurs, elles bénéficient de conventions de chiffrage discutables : certaines mesures nouvelles peuvent en réalité provenir d'années précédentes (crédits d'impôt liés à des investissements pluriannuels, désindexation puis réindexation du barème de l'IR, etc.) ; on observe par ailleurs une non prise en compte des comportements des contribuables (les comportements des contribuables sont réputés inchangés), tandis que l'on ne sait pas si ces comportements sont anticipés ou non dans le scénario macroéconomique initial prévu par la direction du Trésor (ce qui en creux constitue une incertitude s'agissant des mesures à législation constante).
-Quant à l'évaluation des niches fiscales : les conventions de chiffrage actuelles font « revaloriser » le montant des niches de leur croissance moyenne sur les dernières années. Cependant, leur impact (hors niches nouvelles) n'est pas pris en compte dans les prévisions de recettes à législation constante. En conséquence, la croissance des dépenses fiscales qui peut être beaucoup plus rapide que celle des recettes qu'elles minorent n'est pas précisément intégrée, ce qui rétroagit en introduisant un risque de « surestimation » du produit des recettes à législation constante. En l'état actuel de la présentation budgétaire « les prévisions de recettes à législation constante ne tiennent pas compte des prévisions d'évolution de dépenses fiscales à législation constante. »

Conclusion : une plus grande transparence pour une meilleure fiabilité :

Dans ce référé, la Cour des comptes place la transparence en clé de voûte de l'amélioration des processus de prévision des recettes fiscales. La Fondation iFRAP se joint à elle afin que la documentation budgétaires et les documents de travail et de synthèses des administrations financières soient plus précis, que les méthodologies soient régulièrement publiées et connues et surtout, que ces travaux soient mis largement à la disposition du public pour consultation et propositions.

- La Cour propose que les écarts entre prévisions et réalisations soient régulièrement analysés ;
- Que la performance en matière de prévision des ministères financiers soit évaluée par rapport aux pratiques de leurs homologues étrangers ;
- Que les recueils méthodologiques des différentes directions spécialisées soient constitués et permettent de documenter plus précisément les annexes budgétaires ;
- La Fondation iFRAP ajoute qu'il est nécessaire que des bases de données de travail, dûment anonymisées, permettent de livrer au public les grands éléments de chiffrage avec une capacité de reproductibilité élevée ;
- Qu'existe un espace de dialogue collaboratif entre la société civile et les administrations financières sur la méthodologie et les référentiels que ces dernières proposent ;
- Que les pouvoirs publics réfléchissent à une modification du code des juridictions financières de façon à ce que même dans le cadre d'audits ponctuels, il soit possible pour les magistrats d'enquêter sur pièce et sur place, et de se faire communiquer tout document jugé pertinent pour documenter les opérations en question.

[1] En effet, suivant les dispositions de l'article L.143-1 du code des juridictions financières, la Cour peut mettre en ligne le texte du référé accompagné de la réponse obtenue dans le délai de 2 mois nécessaire à sa formulation par l'organisme visé par le référé (article L.143-5 du CJF).

[2] Ce qui évite la constatation d'un biais croissance puisque les recettes nettes à la croissance sont le rapport entre la croissance globale des recettes fiscales et la croissance du PIB en valeur. L'exemple donné par la Cour est éclairant pour l'année 2009 : des recettes nettes spontanées de -9,6% et une croissance du PIB de -2,1% soit une élasticité de 4,5.

[3] Nous disons « opportunément ouvertes » car tout d'abord, l'anonymisation pourrait être requise pour les services de la DLF afin de faciliter le travail statistique. En second lieu parce que leur communicabilité devrait être renforcée par la loi du 22 juillet 2013 relative à l'enseignement supérieur et à la recherche, accélérant les procédures d'accréditation du réseau Quételet, procédé encore insuffisant pour une « opposabilité » contradictoire vis-à-vis du grand public, qui devrait jouir pour ces évaluations d'une mise à disposition des bases de données correctement anonymisées et avec un bon niveau de granularité permettant de reproduire les calculs.