Actualité

Impôts : ces classes riches qui s’ignorent

C’était hier matin sur France Inter, Manuel Valls était interviewé par Patrick Cohen. Une auditrice appelle et clame sa colère. Elle est « de gauche », elle a voté Hollande sur la foi des annonces du fameux discours du Bourget où ce dernier a promis de lutter contre « la finance », et expose qu’elle est chercheur, que son salaire mensuel a été de 3.105 euros en 2014, et qu’elle gagne un peu moins de 3.100 euros en 2015. Elle a vu son IRPP monter en un an de 3.300 euros à 5.000 euros, et donc son pouvoir d’achat baisser de 1.700 euros, ce qui motive sa « colère ». Cette histoire, avec la réponse lénifiante et « à côté de la plaque » du premier ministre, mérite quelques observations.

Que répond Manuel Valls ?

Que bien entendu les impôts ont trop augmenté, et que le gouvernement fait tous ses efforts pour les diminuer, à telle enseigne que l’année dernière 9 millions de contribuables ont bénéficié d’une baisse de l’IR, et 8 millions cette année, et qu’un million d’entre eux vont sortir de l’impôt. Il insiste sur la hausse du pouvoir d’achat qui va en résulter, et rappelle notamment l’effort que représente la baisse du coût du transport avec le passe Navigo en Ile de France (l’auditrice habite le Sud de la France…). Hum…Le journaliste n’a pas creusé plus loin (ou n’a-t-il pas voulu le faire ?), et c’est bien dommage.

Première observation, le salaire de l’auditrice est bien trop élevé pour qu’elle bénéficie des mesures vantées par le Premier ministre. Bien que cela ne ressorte pas de l’émission, les chiffres cités permettent de penser que l’auditrice est célibataire sans enfant à charge, et qu’elle cite son salaire net imposable (37.200 euros par an, ce qui conduit effectivement à une imposition, hors toute déduction, de 5.500 euros), soit 13,5% de son salaire. Avec un salaire mensuel de 3.100 euros, l’auditrice sait-elle qu’elle se situe dans le neuvième décile des salaires les plus élevés (14% gagnent plus, 86% gagnent moins), et qu’il n’est pas question, et de loin, qu’elle bénéficie des mesures concernant 8 ou 9 millions de ménages. Il y a 36 millions de ménages, chaque décile en comprend donc 3,6 millions, et donc les mesures gouvernementales s’arrêtent en tout état de cause bien avant le neuvième décile (l’imposition dépend du nombre de parts, ce qui rend les calculs précis impossibles). La réponse de Manuel Valls ne s’adresse donc en aucune façon  à l’auditrice qui l’interrogeait, et qui ne verra pas son IR diminuer !

Deuxième observation, le Premier ministre se garde bien d’expliquer à quel point le serpent des finances se mord la queue. Car, en se glorifiant de monter le pouvoir d’achat de certains, notamment avec l’effort fait sur les cartes transport, il omet de signaler que ce faisant le gouvernement… augmente les dépenses publiques d’un secteur déjà en perte. Le déficit public devrait, selon le projet de budget 2016, rester quasiment  au même niveau : 72 contre 74 milliards en 2015. En conséquence, il faut bien que quelqu’un paye pour que le déficit n’augmente pas malgré les dépenses supplémentaires comme celles qu’il mentionne, et ce en l’absence de mesures générales de baisse des dépenses publiques. Augmenter le pouvoir d’achat par la baisse du coût des services publics va profiter à une petite minorité, mais cela ne peut être que compensé par une hausse des impôts et la baisse du pouvoir d’achat pour les autres – catégorie dans laquelle se trouve de toute évidence notre auditrice. Pas vraiment rassurant pour cette dernière, n’est-ce pas ?

Autrement dit, l’accroissement du bien-être social qui est normalement la conséquence de celui des dépenses publiques est un argument qui ne peut pas porter auprès des contribuables comme l’auditrice en question. Ce qui pose le grave problème du consentement à l’impôt dont on voit bien qu’il disparaît au fur et à mesure de l’augmentation de cet impôt.

Dernière observation, quelle incompréhension des mécanismes et quelle absence de pédagogie de la part des gouvernants ! Tout d’abord, l’auditrice qui voit son salut dans le dégout affirmé par le candidat Hollande pour la « finance » croyait-elle rendre cette finance responsable de l’impossibilité de faire face à la hausse des dépenses publiques ?? Curieuse pensée syncrétique…

Surtout, voici une auditrice prête à s’identifier à un peuple de gauche qui trouve légitime de laisser à une mystérieuse classe riche dont il estime bien sûr ne pas faire partie, le soin de payer pour les services publics. Les riches c’est les autres, les profiteurs de la « finance » probablement, et pas les classes qui se jugent moyennes. Cette personne sait-elle qu’elle fait effectivement partie des classes à qui on ne peut que demander de financer les services publics ?

Ce n’est pas tant de sa faute que règne le malentendu, que de celle du parti à qui elle a donné sa voix. En laissant croire qu’une très faible minorité de riches allait suffire pour financer la plus grande partie des presque 1.200 milliards de dépenses publiques, ce parti a laissé se propager une croyance mensongère qu’il paye politiquement aujourd’hui. Mais nous ne sommes pas plus avancés pour autant, car, comme le montre la réponse de Manuel Valls, le mensonge se perpétue sans effort pour le redresser.

La concentration fiscale en chiffres (s'agissant de l'IR) 

En dépit des annonces du gouvernerment s'agissant des foyers les moins imposés à l'IR, il est aisé de vérifier grâce aux dernières données disponiblesGrâce aux dernières remises à jour du fichier exhaustif des revenus 2013 (donc imposés en 2014) de la DGFiP, transmis à la Commission des finances de l'Assemblée nationale, que s'est procuré le journal LesEchos. que jusqu'en 2014, la charge fiscale s'est particulièrement accrue sur les derniers déciles (en particulier sur le 9ème et le 10ème décile, soit 7,3 millions de contribuables). On vérifie en effet qu'en 3 ans (2012-2014), la charge fiscale s'est accrue de 11,53 milliards d'euros sur le D10, et de 2,86 milliards d'euros sur le D9. C'est un poids considérable car il représente par rapport à la charge fiscale supportée en 2011, respectivement 32,7% d'augmentation pour le D10 et 38,2% sur le D9, mais aussi de 54,2% sur le D8. Clairement les classes moyennes supérieures ont été matraquées, car ces augmentations ne peuvent pas s'expliquer uniquement par le blocage du barème à partir de 2014 (la mesure a été supprimée), ni par la cotisation exceptionnelle des hauts revenus.  Or sur le D9 et le D10 il est aisé de voir que la réindexation n'a pas eu d'effet notable, notamment parce que l'abaissement du plafonnement du quotient familial a joué son rôle. Il faut enfin y voir un effet du plafonnement global des niches fiscales à 10.000 euros, depuis la loi de finances 2013.

En attendant l'estimation des recettes pour 2015 en matière d'IR (et hors régularisations, puisque les redressements et pénalités sont par définition des recettes exceptionnelles, tandis que l'effet base est avant tout un effet ISF), on constate une divergence importante entre les estimations votées et réalisées entre 2009 et 2014. Les élasticités fiscales ayant été calculées au plus juste à partir de 2015, il faudra voir si l'écart entre prévisions et réalisations se poursuit.