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Airbus de tout : la peur de la concurrence

Avant l'Airbus de l'énergie proposé par le président de la République au cours de sa conférence de presse, un Airbus des télécoms, un des chemins de fer, un des circuits intégrés, un des chantiers navals avaient déjà été suggérés par plusieurs autres responsables. « L'union fait la force » ou « Courage fuyons la concurrence » ?

« Une idée complètement sotte » avait répondu Patrick Kron, PDG d'Alstom, à une question sur l'éventualité d'un Airbus des industriels du transport ferroviaire pourtant proposée par plusieurs responsables politiques. Au moment où Alstom envisage de vendre une partie du capital de sa division transport, ce secteur constitue un cas d'école. Pourquoi, en Europe, l'émergence d'un leader mondial devrait-il se faire par la fusion d'entreprises nationales en difficultés et pas par le simple jeu de la concurrence ?

Les TGV en Europe

Après le Shinkansen japonais mis en service en 1964, le TGV français d'Alstom-SNCF a été le premier train rapide mis en service en Europe en 1981. En Allemagne, l'ICE de Siemens-Deutsche Bahn a été lancé dix ans plus tard, en 1991. Dans ce pays, la poursuite du projet de train complètement différent, à sustentation magnétique, explique en partie ce retard [1]. En Espagne, l'entreprise publique RENFE a d'abord acheté des TGV Alstom, puis Siemens puis les trains de deux entreprises espagnoles CAF et Talgo développés en coopération avec Bombardier et Alstom. En Italie, après avoir parié sur les trains pendulaires, Ferrovie dello stato utilise des trains produits par le groupement d'entreprises italiennes TREVI. Ces quatre types de trains rapides européens semblent très voisins les uns des autres.

Les marchés de ces quatre pays étant réservés à leurs constructeurs nationaux, ces trains rapides sont produits en petit nombre et donc à coût élevé. À l'exportation, ces quatre entreprises se disputent de rares marchés avec des marges réduites, voire des subventions gouvernementales. D'où, dans cette ambiance morose, la tentation de réunir ces demi-échecs pour en faire une sorte d'Airbus.

La concurrence plutôt que le cartel

Logiquement, l'histoire aurait dû être tout autre. Alstom, en avance de dix ans, aurait dû bénéficier des commandes des autres compagnies de chemin de fer européennes et faire de cette branche un succès retentissant et très rentable. Dans ce monde idéal, le coût des trains aurait été nettement inférieur, les entreprises de transport ferroviaire des quatre pays, plus efficaces, auraient favorisé l'économie européenne et les exportations dans les pays étrangers auraient été nettement plus faciles. Les concurrents qui avaient pris du retard ou fait de mauvais choix n'auraient pas été protégés par leurs États. Re-entrer sur ce marché restait possible, mais à condition de proposer des produits offrant des avantages significatifs, soit des prix très inférieurs, soit un saut technologique comme Apple l'a réussi pour détrôner Nokia.

Un souffle d'air frais

L'arrivée d'un transporteur privé (NTV) en Italie a modifié les règles du jeu. L'entreprise italienne a choisi le TGV d'Alstom pour son lancement, confirmant que les rigidités sont moindres quand les entreprises acheteuses sont privées.

Un autre opérateur public mais multi-national (Eurostar) a aussi bouleversé les normes en commandant dix trains Siemens pour compléter ses trains Alstom. Que les ministres de l'écologie (Borloo) et des transports (Bussereau) aient pu « se déclarer stupéfaits », montre à quel point le protectionnisme, le nationalisme même, peuvent tenter d'empêcher les clients d'optimiser leurs achats, et les meilleurs fournisseurs du moment de réussir des percées sur le marché.

Les cas actuels

Le scénario catastrophe se répète régulièrement, chaque fois que chacun des pays d'Europe agit pour empêcher le marché de sélectionner le meilleur producteur. Cela risque de se reproduire dans le domaine des énergies renouvelables. Pour le photovoltaïque, les programmes nationaux ont déjà conduit à la faillite de la plupart des "champions" qui avaient été montés dans chaque pays. Pour les éoliennes, des entreprises espagnoles, allemandes ou danoises ont construit des milliers d'éoliennes depuis une dizaine d'années. Vestas (Danemark), GE Energy et Siemens sont les leaders de ce secteur avec de 13 à 11% chacun du marché mondial. Mais les appels d'offres lancés par la France pour ses champs marins sont calibrés pour exclure les entreprises étrangères.

Conclusion

Les entreprises américaines ont un marché national de 320 millions de consommateurs ; les chinoises de 1,4 milliard ; les européennes devraient pouvoir compter sur un marché de 500 millions d'habitants. Les différences de culture et de langue entre pays rendent déjà plus difficile pour une entreprise européenne de conquérir le marché européen lui-même que pour une entreprise américaine de réussir sur le sien. Au niveau des consommateurs individuels (exemple : meubles), c'est possible ; au niveau des entreprises (exemple : machines outils), c'est possible ; mais au niveau des biens sur lesquels les États interviennent, les entreprises sont cantonnées à leurs marchés nationaux, leur permettant rarement de se développer sur le marché européen puis mondial. Entre les deux politiques, le choix est clair : soit on laisse réussir les entreprises les plus performantes, soit on regroupe ensuite les entreprises en difficulté, sans aucune garantie de réussite et après avoir dilapidé beaucoup de ressources.

EADS-Airbus, un modèle imparfait

La réussite d'Airbus est incontestable, mais dans une situation tout à fait particulière : un duopole face à une véritable pénurie d'avions dans un marché mondial en explosion. Et un domaine où les barrières à l'entrée (techniques, d'innovations et financières) protègent les industriels en place contre de nouveaux entrants sur une longue durée. Peu d'autres secteurs offrent un cadre similaire, qui n'est de toute façon pas éternel.

Malgré sa réussite technique, les profits d'EADS-Airbus (1,22 milliard d'euros en 2012) sont faibles pour une entreprise de cette taille dans une situation aussi favorable. Sa rentabilité, deux fois inférieure à celle de Boeing, est insuffisante pour faire face aux investissements nécessaires dans ce secteur. Le nouveau PDG a d'ailleurs décrété son amélioration comme une priorité. Et ses profits sont minimes face à ceux de EDF (3 milliards), BMW (5), BNP (6), Mercedes-Benz (6), Google (10), VW (22). Probablement parce que les trois pays actionnaires (Allemagne, Espagne, France) lui imposent des contraintes en termes de management, organisation, localisation et nombre de salariés, qui font que sa structure est loin d'être optimale. Cela explique sans doute les décisions du Royaume-Uni puis de Mercedes de se retirer de cette entreprise atypique.

Arianespace, un autre cas de regroupement européen réussi sur le plan technique, montre ce qu'il arrive quand un nouvel entrant américain privé (SpaceX) bouleverse soudain la donne. Comme le nouveau directeur d'Arianespace l'a annoncé aussitôt : "La filière Ariane doit être dans une logique plus entrepreneuriale". Traduction : il va falloir mettre un terme à une organisation où chaque pays défend ses intérêts particuliers aux dépens de l'intérêt de l'entreprise.

[1] En France aussi, existait le projet d'une autre sorte de train rapide révolutionnaire (le système Bertin sur monorail). Il a été abandonné plus vite qu'en Allemagne, mais, faute du respect des règles de la concurrence en Europe, la France et Alstom n'ont pas tiré tous les avantages de cette décision judicieuse.