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Le contre-sens économique des SAFER

Visant les « gros » agriculteurs, elles pénalisent les dynamiques

« Empêchez l'accaparement des terres agricoles par les « gros » agriculteurs. » C'est le principal objectif fixé en 1960 aux Sociétés d'aménagement foncier et rural qui contrôlent le marché des exploitations agricoles dans toute la France. Les dirigeants des principaux syndicats agricoles, dont la FNSEA, et certains responsables politiques sont convaincus que cette responsabilité, mieux, cette mission confiée aux SAFER est sacrée. Ni à l'étranger ni en France, aucun autre secteur ne fonctionne pourtant suivant des règles qui dérogent à ce point aux règles normales de l'économie : c'est un contre-sens économique. Un demi-siècle plus tard, les résultats sont négatifs pour les agriculteurs, pour l'agriculture, et pour l'économie française.

La plupart des entreprises privées ou publiques, industrielles, commerciales ou agricoles, veulent grossir. Soit pour conforter leur avenir soit pour améliorer la situation de leurs actionnaires et de leurs salariés. Pour y parvenir, il n'existe que deux méthodes : croissance interne ou croissance externe. La première est essentielle, démontrant déjà que l'entreprise est performante, mais elle a des limites, notamment en agriculture où la surface disponible est un facteur souvent important.

La croissance externe est courante et admise tant qu'elle ne pose pas de problème de monopole. De grandes entreprises fusionnent entre elles, ou en rachètent des petites, et on voit aussi des entreprises dynamiques en acquérir de beaucoup plus grosses qu'elles. L'État encourage régulièrement les croissances par fusion des entreprises dans lesquelles il a des intérêts, comme dans les cas EDF-British Energy, GDF-Suez ou Veolia Transport-Transdev. Ces événements ne font la Une des journaux que pour les entreprises cotées, mais sont tout à fait banals dans le monde des petites PME, des TPE et des commerces.

Pourquoi faire de la croissance externe ?

L'argument invoqué par les dirigeants et actionnaires des entreprises qui réalisent une opération de croissance externe est simple : l'acheteur estime pouvoir faire mieux que l'actuel propriétaire. C'est indispensable, sinon pourquoi payer une entreprise de 15 à 50% de plus que son prix correspondant à ses résultats et son potentiel actuels ? Si l'acheteur n'avait pas la perspective d'améliorer le fonctionnement de son acquisition, et éventuellement de sa propre entreprise, ce serait évidemment un marché stupide. Certaines fusions échouent, mais la plupart produisent bien les effets attendus.

Les exploitations agricoles sont des entreprises

Dans le domaine agricole, le risque de monopole n'existe vraiment pas en France avec ses centaines de milliers de producteurs. Les entrepreneurs qui souhaitent reprendre une exploitation ou s'agrandir disposent exactement des mêmes motivations et de la même gamme d'outils que leurs collègues de l'industrie ou du commerce : capacité d'investissement dans des matériels plus performants, choix de productions différentes, meilleures compétences culturales ou en élevage, économies d'échelle liées à l'agrandissement, talent commercial (ex : de suivi des cours sur les marchés mondiaux).

La plupart de ces outils sont accessibles à tous les agriculteurs. Leur réussite ne dépend que de leur talent et de leur courage. Les capitaux sont naturellement plus faciles à réunir par ceux qui les possèdent en propre mais ces personnes sont tout aussi soucieuses d'en faire un bon usage que ceux qui doivent emprunter. Les agriculteurs se trouvent dans la même situation que tous les entrepreneurs : ils trouvent des capitaux s'ils sont capables de présenter à leurs familles, amis, actionnaires ou banquiers, un plan de développement convaincant.

Le prix est fixé par l'exploitation la plus performante

Les SAFER s'insurgent contre l'idée que les terres puissent être logiquement achetées par celui qui est prêt à payer le prix le plus élevé. Si un acheteur propose d'acheter une propriété 7.000 euros l'hectare alors que la SAFER et les Domaines souhaitent fixer la valeur à 5.000 euros, elles y voient un danger de « faire monter le prix des terres », de « priver les autres d'accès à un outil de travail ». Mais elles n'y voient pas l'entrepreneur qui, à ses risques et périls, a des idées nouvelles, a construit son projet et estime que son exploitation peut être rentable à ce prix. Les techniques et les marchés agricoles évoluent très rapidement – presque aussi vite que le monde de l'électronique. Il n'est donc pas étonnant que des entrepreneurs innovants détectent de nouvelles opportunités plus rentables que celles des autres candidats au rachat d'une propriété agricole. Ce sont ces agriculteurs entrepreneurs dont l'agriculture a le plus besoin.

La crainte de voir les propriétés agricoles achetées massivement et à n'importe quel prix par des « gros » agriculteurs ou investisseurs est illogique. C'est supposer qu'ils sont irresponsables ou incompétents. Même dans des secteurs beaucoup plus prestigieux et séduisants, comme la presse ou les propriétés viticoles renommées, les investisseurs exigent que leurs affaires soient rentables : si elle a jamais existé, l'époque des ruineuses « danseuses » agricoles est passée.

Faible prix des terres, donc faible rentabilité

Les SAFER considèrent le très faible prix des terres en France (de deux à trois fois inférieur au prix des terres en Allemagne, Espagne, Italie, Royaume-Uni ou Belgique) comme une de leurs réussites. C'est déjà une curieuse façon de défendre leurs mandants, les agriculteurs qui sont les principaux propriétaires des terres en France. On imagine mal une association d'actionnaires se félicitant du prix très bas des actions des entreprises dans lesquelles ils ont investi. Mais c'est surtout un contre-sens économique. Dans leur conception, le prix des terres est faible parce que la rentabilité de l'agriculture est faible. En réalité, la rentabilité est faible parce le prix des terres est trop faible : trop d'acheteurs – ne disposant pas de projets économiquement vraiment efficaces - sont attirés par des prix trop faibles ou conservent des terres qu'ils ne vendraient pas assez cher. L'agriculture est étouffée par un ensemble de mécanismes administratifs, SAFER, contrôle des structures et droits d'exploiter. Faute des restructurations nécessaires, faute d'investissements suffisants, faute de possibilités d'action des agriculteurs les plus dynamiques, l'agriculture est, en moyenne, trop peu efficace par rapport à celle de l'Allemagne, des Pays-Bas ou des pays nordiques. Dans ces pays, le prix des terres est beaucoup plus élevé qu'en France, aucune SAFER n'administre ce marché et les crises agricoles y sont nettement moins fréquentes.

On est, en France, dans le cas d'un secteur où des entreprises seraient en moyenne peu rentables, dont une proportion importante seraient régulièrement en crise mais où on interdirait aux entrepreneurs les plus dynamiques de prendre la responsabilité des moins performantes. Dans le secteur agro-alimentaire voisin, les reprises d'entreprises, en difficulté ou pas, par des coopératives propriétés des agriculteurs, sont nombreuses. Ces fusions sont souvent réussies, soit le nouvel acquéreur apportant les capitaux ou les talents qui manquaient à l'entreprise absorbée, soit la somme des deux étant simplement plus performante que chacune prise séparément. Pourquoi ce mécanisme efficace est-il entravé pour les propriétés agricoles ?

Lire aussi les dossiers de l'iFRAP sur les Société d'Aménagement Foncier et d'établissement Rural : Les Safer-khozes avec le droit de réponse de la FNSAFER et notre dossier Les agriculteurs sont des entrepreneurs.

Marché vs. Commission administrative

En refusant les règles du marché dans l'affectation des propriétés agricoles, les SAFER et leurs défenseurs nient en réalité les différences de talents entre les individus. Ces écarts sont pourtant considérables dans le monde agricole comme partout : dans des circonstances de départ identiques, certains exploitants réussissent brillamment quand leurs voisins échouent. Le candidat qui se présente devant le marché pour acquérir une exploitation agricole, accepte d'être évalué en fonction de ses qualités professionnelles : va-t-il mieux tirer parti de cette propriété que les autres ? Quand il va devant une commission des SAFER, ce sont des critères de standardisation, de nivellement qui comptent : quelle est la surface de son exploitation actuelle, le nombre de ses enfants, la profession de sa compagne (de son compagnon). Une méthode qui sélectionne rarement les plus originaux et les plus dynamiques.

La « pénurie » de terres est due à des prix insuffisants

La pénurie de terres cultivables est régulièrement invoquée pour justifier une régulation administrative. Un peu comme les cartes de rationnement étaient nécessaires dans les pays communistes. Mais le problème n'est pas que la France manque de terres (comment cela serait-il possible dans le plus grand pays de l'Union Européenne ?), En 2004, les terres ne représentaient déjà plus que 24% des immobilisations des exploitations agricoles contre 34% en 1990. Encore un effort, quand elles ne représenteront plus rien, tout le monde voudra se procurer des terres et la « pénurie » apparente sera encore pire.

De l'illusion au désespoir

Si la situation de l'agriculture française était satisfaisante, on pourrait peut-être se résigner à son fonctionnement administratif actuel. Mais devancée au niveau global par l'Allemagne, allant de crise en crise et conduisant tant d'agriculteurs au désespoir, le changement de ces règles inadaptées est urgent. Il faut commencer par la suppression d'un mode de recrutement des agriculteurs par les SAFER, plus adapté à la sélection des plus méritants qu'à celle des plus performants. Les agriculteurs, l'agriculture et l'économie française se porteront mieux sans le poids des 27 SAFER et de leurs 1.000 salariés.