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Agriculture française : un vaste gâchis de compétences

Les crises agricoles de 2015 ont donné aux Français l’occasion de revoir ces agriculteurs, à l’aube, distribuer le fourrage ou les granulés à leurs animaux, nettoyer les étables, désinfecter le pis des vaches ou aller, deux fois par jour, chercher leurs animaux dans les prés. Un rappel de la réalité du travail de nombreux éleveurs. Et un sentiment de malaise devant ces chefs d’exploitation, de plus en plus diplômés et à la tête d’entreprises utilisant un capital de plus d’un million d’euros, en train de faire le travail d’un ouvrier spécialisé. Alors pourquoi l’État organise-t-il le  sous-emploi de leurs compétences ? 

Le niveau de formation initiale des agriculteurs a considérablement augmenté en deux générations et continue de progresser. En 2010, seuls 3% des agriculteurs de plus de 60 ans étaient titulaires du baccalauréat contre 60% pour les moins de 40 ans. Déjà 38% des agriculteurs qui s’installent dans le cadre de la Dotation jeunes agriculteurs (moins de 40 ans) ont suivi une formation supérieure. Une nécessité, le métier étant devenu beaucoup plus complexe avec la rapidité des évolutions techniques et des règlementations, et un marché passé de local à national, puis européen et mondial. Être passé par tous les postes de son exploitation constitue une expérience certainement nécessaire au cours de la formation, mais irrationnelle pour le quotidien d’un chef d’entreprise[1]. On s’inquièterait si des énarques de 40 ans passaient une grande partie de leur temps à tenir le guichet d’accueil des sous-préfectures ou si les médecins des hôpitaux devaient régulièrement faire le travail des aides-soignantes ou des femmes de ménage.  

Hommes et femmes à tout faire

Les exploitations agricoles françaises, même celles dites moyennes et grandes, emploient en moyenne très peu de salariés.

Nombre d’exploitations

Nombre d’exploitations moyennes et grandes

Nombre de salariés permanents

Nombre de salariés par exploitation moyenne et grande

490.000

312.000

148.000

0,5

Données Agreste 2010 Conséquence, la quasi totalité du travail (chiffrée par AGRESTE en unités de travail annuel ou UTA) est, comme l’ont montré les reportages télévisés, réalisée par le chef d’exploitation et sa famille : 

  Chefs d’exploitation et coexploitants

Conjoints

Autres actifs familiaux

Total

57 %

13 %

19 %

89 %

 

Et comme l’arboriculture fruitière, le maraîchage et la viticulture[2] sont les principaux utilisateurs de main-d’œuvre salariée, les exploitations d’élevage se situent en dessous de la moyenne en termes de nombre de salariés et au dessus en termes de pourcentage de travail réalisé par les chefs d’exploitation.

Le rôle d’un chef d’entreprise agricole

En 2015, la production destinée à l’auto-consommation familiale étant très réduite, le rôle du chef d’exploitation est similaire à celui de tout autre entrepreneur :

  • Stratégie : quelles productions, haut de gamme ou standard, marché local ou mondial, s’agrandir ou réduire ou statu quo, faire ou faire faire… et beaucoup d’autres questions ;
  • Finance : capitaux, emprunts, calculs de prix de revient, niveaux de rentabilité ;
  • Production : quoi cette année, organisation de la production ;
  • Vente : coopérative, à la ferme, directe, à terme ou comptant ;  
  • Investissements : machines, bâtiments, terrains ;
  • Achat  : engrais, produits phytosanitaires, aliments des animaux, animaux, machines ;
  • Administration fiscale/sociale/environnementale ;
  • Gestion du personnel.     

Avec tous ses règlements et ses fonctionnaires, l'État prétend être le véritable "Chef d'entreprise" à la place des agriculteurs qui n'ont qu'à produire. Et les syndicats et autres organismes agricoles sont aussi tentés par ce rôle. L'expérience montre qu'il sont tous de très mauvais leaders qui ont mené les agriculteurs qui les écoutent dans une impasse.      

Le métier de chef  d'exploitation agricole est très complet et requiert une vaste gamme de compétences et toute l’énergie du responsable. Mais en 2015, dans de nombreuses exploitations, la révolution de la division du travail (chacun fait ce pour quoi il est le plus nécessaire) n’est pas pleinement appliquée. On comprend la fierté[3] ressentie à tout faire soi-même. Mais c'est une situation négative pour une bonne utilisation des compétences et donc pour la productivité de l’entreprise : tout le temps passé dans des activités simples, répétitives et très prenantes aux dépens des autres plus élaborées, se paie. Quand les cours baissent et que trop de risques ont été pris sur la trésorerie, il est trop tard pour étudier les décisions de Bruxelles des années précédentes, la situation climatique au Brésil, les nouvelles technologies ou les prévisions de consommation en Europe.

Une évolution inéluctable et souhaitable

Quand l’Europe bradait régulièrement 200.000 tonnes de beurre et autant de poudre de lait à l’URSS, ou subventionnait la distillation de 2 millions d’hectolitres de vin en alcool industriel, les chefs d’exploitation étaient concentrés sur « produire ». Une situation peu digne pour  des entrepreneurs, et insupportable pour les contribuables. Cette époque  est révolue, et les chefs d’exploitation doivent assumer tous les rôles du chef d’entreprise, donc pouvoir se faire remplacer pour les tâches les plus simples. Dans la plupart des secteurs, cela implique des tailles d’exploitations plus importantes. Pour que le patron puisse passer une grande partie de son temps à s’occuper de quoi produire, d’exportation, de prix de revient, de stratégie, de progrès dans les méthodes de production… il faut qu’il délègue les travaux les plus répétitifs à des salariés moins qualifiés. Une grande partie de la viticulture applique cette méthode; et la majorité des grandes cultures (blé, maïs, soja, betterave …) aussi, en déléguant à la technologie et aux machines les travaux les plus simples.

Dans les pays étrangers, notamment l’Espagne, l’Allemagne ou le Danemark, les dirigeants des grandes exploitations de porc ou de lait ont pu consacrer leur temps et leurs compétences aux activités de chef d’entreprise. Résultat : ils ont doublé leurs productions et exportent massivement vers une France mal préparée aux changements. 

Dans de nombreux secteurs agricoles, des règlements purement franco-français empêchent de grandir les exploitations dont les dirigeants le souhaitent et en sont capables. Ils affaiblissent notre agriculture et aboutissent à un gâchis des compétences des chefs d’exploitation les plus talentueux et les plus dynamiques. Ces freins sont à terme inefficaces, et ne font que ralentir une évolution inévitable et précipiter dans des drames de nombreux agriculteurs à la tête d’exploitations non rentables. Contraindre les agriculteurs capables de mener efficacement une ou des exploitations de 500 hectares de céréales ou de 500 bovins à n’en exploiter que 100 n’est positif ni pour les intéressés ni pour notre pays. En 1967, Päul Dubrule et Gérard Pélisson ont ouvert leur premier Novotel à Lille : ACCOR compte maintenant 3700 hôtels dans le monde. Heureusement qu’il n’existait pas de contrôle des structures des hôtels, faisant du modèle de l’entreprise familiale (le mari et son épouse) l’idéal de l’entreprise hôtelière[4].

Compétence : il n’y a pas que les études

Le cas des chefs d’exploitation ayant fait des études supérieures montre l’incongruité qu’il y a à faire faire durablement par des ingénieurs agronomes, des tâches répétitives qui pourraient être faites aussi bien ou mieux par des salariés moins formés. Mais ce sous-emploi est aussi choquant quand il s’agit d’agriculteurs n’ayant pas fait d’études supérieures mais que leur talent et leur travail rendent tout à fait capables de diriger des exploitations importantes et donc de déléguer les travaux plus simples ou plus spécialisés. 

 

Conclusion

Alors que les conjoints des chefs d’exploitation agricole travaillent de moins en moins dans l’entreprise « familiale » (depuis dix ans, le nombre de conjoints travaillant sur l'exploitation baisse de 8% en moyanne par an), que les familles recomposées sont de plus en plus fréquentes et que les enfants d’agriculteurs ont accès à beaucoup plus d’opportunités extérieures à l’agriculture que par le passé, la notion d’exploitation familiale doit être revue. Comme l’indique Jean-Marie Séronie dans la conclusion de son livre L’agriculture française : une diva à réveiller ?  : « Nous ne ferons sans doute pas l’économie d’une réflexion sur ce que nous définissons sous le terme d’exploitation familiale : est-ce le travail qui doit être familial, la détention du capital, la gouvernance ? ».  

 

Un cas typique : les 5 plus importants producteurs européens de porc

 

Danemark

Espagne

Pays-Bas

Allemagne

France

Pourcentage de fermes ayant plus de 500 truies

78 %

63 %

54 %

31 %

19 %

Production de porcs en millions

29

42

18

46

24

Source : SFER, Société française d’économie rurale, février 2015

Note : les pays ont des stratégies très différentes (ex : le Danemark est spécialisé dans la production de porcelets, l'Allemagne dans l'engraissement)


[1] Des exploitations agricoles qui emploient des capitaux importants, par exemple : 60 hectares (420.000 euros), bâtiments (200.000 euros), 50 bovins (100.000 euros), équipements et machines agricoles (200.000 euros) 

[2] Ce sont aussi eux qui utilisent le plus de saisonniers qui fournissent  un volume de travail total équivalent aux deux tiers des salariés permanents.

[3] Et aussi sans doute le confort ou la routine de ne pas avoir à déléguer

[4] Dans la même ligne, personne ne trouve anormal que des chefs cuisiniers ou des investisseurs français dirigent plusieurs et même de nombreux restaurants en France et à l’étranger