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Agriculture : comment nos voisins nous voient

De la réunion de Bruxelles exigée par la France sur la crise agricole, Stéphane Le Foll, ministre français de l’agriculture, est revenu avec la permission de distribuer de nouvelles aides financières, de réguler la production française de lait et d’augmenter le stockage de porc. Trois méthodes nécessaires vu l’urgence, mais éculées, valables 6 mois, et qui laissent inchangés les problèmes structurels de notre agriculture. De plus en plus d’experts français (ex. Nicolas Bouzou « Laissons les paysans entreprendre et investir », dans l’hebdomadaire France Agricole) se prononcent pour un véritable changement de stratégie que devraient impulser les responsables politiques et syndicaux. Et dans les pays voisins l’opinion a de plus en plus de mal à comprendre nos demandes incessantes d’exceptions à Bruxelles. Le texte de The Irish Times ne traite pas de la totalité de l’agriculture française mais résume bien cette perplexité, et le tort que nos pratiques font à notre agriculture et à l’image de notre pays.

Cet article de l’Irish Times a été traduit par Alain Gannon et est publié avec l’aimable autorisation de Lara Marlowe.

Des centaines d’agriculteurs se sont rassemblés devant l’Agence de service et de paiement, chargée de verser 10 milliards d’euros aux agriculteurs français. Ils ont répandu du paillis sur l’immeuble de bureaux, excédés par la tatillonne paperasserie administrative et les retards de paiement. Ils ont brûlé des pneus et substitué les emblèmes de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs aux drapeaux français et européens.Les agriculteurs seraient mieux avisés de ne pas mordre la main qui les nourrit. Pourtant, une manifestation dans le faubourg parisien de Montreuil, mardi, tient la vedette parmi les manifestations quasi-quotidiennes contre la crise agricole provoquée par l’effondrement des cours du lait et du porc.

Phil Hogan, commissaire européen pour l’agriculture ne cesse de rappeler aux Français combien ils profitent de la politique agricole commune. Cette politique émarge pour 38% du budget de l’UE, France et l’Irlande s’alliant pour justifier ces dépenses.

Cependant, on observe de profonds écarts en ce qui concerne l’agriculture. La France a gardé une vision romanesque de cette profession. Les Français qualifient les agriculteurs  sous le vocable de « paysan » autrement dit de « terriens », « ruraux ». Selon une source irlandaise : « ils ne se voient jamais comme hommes d’affaires à la recherche de profit ». Dans un rapport  d’orientation politique établi en vue  du conseil des ministres de l’agriculture de lundi dernier à Bruxelles, Paris a avancé l’idée qu’il faudrait rétribuer les agriculteurs pour faire baisser leur production. Aux yeux des partenaires européens de la France, cela ressemblait fort à un réchauffé de l’ancienne « CAP », en vigueur avant la réforme de 2013 qui a mis fin aux quotas.

Industrie laitière            

Selon un diplomate européen « En Europe, nous avons résolu de prendre nos distances avec la règlementation des marchés », « Les Français veulent que leur activité laitière persiste telle qu’elle a toujours été, mais c’est hors de question dans un univers post-quotas. Jamais je ne les ai entendu envisager de réduire leurs frais de production…  Ils sont restés asservis aux anciennes, vétustes politiques de l’UE, qui ont figé l’agriculture sans la moderniser et la rendre concurrentielle ».

En proposant de plafonner la production afin de rehausser les prix, le gouvernement français a voulu apaiser l’angoisse des cultivateurs, tel Arnaud, âgé de 38 ans, père de deux enfants, propriétaire de 140 truies et de 40 vaches. Au moment de se suicider, en Bretagne, le 16 février, il laissa une lettre, selon laquelle il était à bout de ressources financières pour se conformer aux normes françaises et européennes, pas plus qu’il ne pouvait trouver un  repreneur pour son exploitation.

Son ami, Emmanuel, confia à la radio Europe 1 que « tous les jeunes agriculteurs qui se sont établis ces dix dernières années, se retrouvent au fond du gouffre ». Ils en appellent au Premier ministre, Manuel Valls, afin de lui faire prendre conscience de ce qui se passe… « il est grand temps que vous veniez constater dans quel désespoir se trouvent les agriculteurs qui vous nourrissent ».

En France, les agriculteurs présentent le taux le plus élevé de suicides, troisième cause de mortalité en milieu rural, juste après le cancer et les maladies cardio-vasculaires.

Thierry Merret, président d’un syndicat agricole dans le Finistère, souligne que 2.000 exploitants de ce département breton ne gagnent que 300 euros par mois.

Embargo russe

Le président François Hollande et Monsieur Valls se sont trouvés pris dans la crise. Monsieur Hollande s’est engagé à soulever la question au Conseil de l’Europe de vendredi, bien que la question ne soit pas à l’ordre du jour. Il s’est entretenu à plusieurs reprises avec la Chancelière Angela Merkel en vue de mettre fin à l’embargo décidé par la Russie sur le porc, suite à une épidémie de grippe porcine africaine qui sévissait en Pologne.

Les agriculteurs français se défient du gouvernement socialiste, et se sentent tenus à l’écart   de l’Europe, bien qu’ils en touchent une moyenne de 30.000 euros annuels (tandis que les agriculteurs irlandais, eux, n’en touchent que moins de 15.000 euros).

Néanmoins, le gouvernement leur a accordé tout ce qu’ils exigeaient.

M. Valls a annoncé une réduction immédiate des charges sociales annuelles passant de 45 à 35%, versées au titre de la sécurité sociale et de leurs cotisations de retraite.

Par décret, le gouvernement a imposé que les produits de boucherie traités en France devront afficher le pays d’origine et leurs éléments constitutifs. Le ministre de l’agriculture, Stéphane Le Foll, évalue la contribution de l’État à 1,9 milliard d’euros, en guise de secours aux agriculteurs.

Cette semaine, les chaînes de la grande distribution, les géants Carrefour et Leclerc ont ouvert un « fonds de solidarité » de 100 millions d’euros, au profit des agriculteurs. En principe, cette mesure a pour objectif de les dédommager afin qu’ils renoncent à manifester devant leurs magasins, à bloquer les livraisons et à vider les rayons des produits en provenance de l’étranger.

Fonds de secours

De son côté, ce Bruxelles, objet de haine, en prend sa part. En septembre dernier, la Commission a donné son accord à une subvention de 500 millions d’euros. Par ailleurs, la Commission est tombée d’accord pour instituer un fonds de secours aux producteurs de porc et de lait. En outre, la Commission finance un plan, d’origine française, afin de congeler la production, jusqu’à une hausse des cours.

D’un bout à l’autre de l’ensemble de l’Union européenne, les agriculteurs souffrent, mais c’est en France que la crise est la plus aigüe. Ce qui témoigne de l’inaptitude du pays à s’adapter au marché libre et à se plier à la globalisation, comme de son incapacité d’innover et se moderniser.

Plutôt que collaborer, les agriculteurs, les industriels, les commerçants et le ministère s’affrontent le plus souvent. Ce n’est là que l’un des aspects de l’inquiétant défaut de cohésion de la société française.

Article publié par The Irish Timesle 19/2/2016, d’après leur correspondante à Paris, Lara Marlowe. 

Crise dans l’agriculture française, tandis que le pays ne parvient pas à moderniser son  industrie. 

Les agriculteurs, intoxiqués aux politiques périmées de l’Union européenne, sont les perdants dans l‘univers post-quotas

Photo publiée par The Irish Times : pour protester contre la chute des prix de leurs produits, un agriculteur protestataire brandit un drapeau de l’Union européenne, au milieu de débris de boîtes d’œufs répandus par les agriculteurs avec un broyeur, devant le siège de l’Agence de service et de paiement (ASP), à Montreuil, dans les faubourgs de Paris.

Wikipedia : The Irish Times est le journal irlandais de référence. Il a été créé à la fin des années 1850. Ce journal est généralement perçu comme libéral et social démocrate.